Les Trois maris (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Feydeau, le 14 août 1800.

 

Personnages

 

DESGRAVIERS, ancien négociant

BAZIN, professeur de belles-lettres

DUPARC, juge

LECOQ, brasseur

MADAME BAZIN

MADAME DUPARC

MADAME JACOB

LEDOUX, valet de madame Jacob

 

La scène est à Paris.

 

 

PRÉFACE

 

Je fis encore cette pièce, pressé per la nécessité de soutenir mon théâtre. J’y fus moins heureux que dans le Collatéral. Cependant elle obtint quelque succès.

Un homme d’un esprit fort original me rencontre au moment où je cherchais un sujet de comédie. Il me dit que la source intarissable du rire parmi les hommes, c’est un mari trompé, et il se sert du vieux mot si fréquemment employé par Molière et La Fontaine. Il me propose de réunir dans une même comédie trois maris trompés ; un qui le sait, et qui se fâche ; un second qui le sait, et qui s’en accommode ; le troisième qui ne le sait pas, et qui se moque des deux autres. J’adoptai son idée, mais avec quelques modifications ; et j’eus le tort de faire la pièce trop vite. Il n’y a pas d’action, pas d’intérêt. Le cinquième acte est défectueux, confus, embarrassé : mais il faut qu’en effet la confiance ou la peur rende un mari bien comique : car, malgré la faiblesse de l’ouvrage, mes Maris ont toujours fait rire à la représentation.

Je crois avoir mis de la vérité dans plusieurs scènes. J’invoque ici le témoignage de tous les maris. Car il n’est pas d’homme, si bien qu’il vive avec sa femme, qui n’ait parfois sa petite querelle de ménage, et plus d’un lecteur reconnaîtra peut-être dans ma comédie sa querelle de la veille et sa réconciliation.

Ce qui rend les pièces où l’on joue avec le mariage plus difficiles à faire, c’est que nos bienséances théâtrales ne nous permettent pas de mettre en scène une femme trompant son mari. Molière lui-même dans son École des Maris, dans son École des Femmes, a mis des tuteurs et des pupilles, et non des maris et des femmes. Ce n’est que dans Amphitryon et dans Georges Dandin qu’il nous offre des ménages troublés, ici par un dieu, là par un aimable et jeune gentilhomme et quels cris n’a pas excités ce tableau d’une chose si commune !

À l’époque où je composai la pièce, toutes nos dames avaient la manie de se faire dire la bonne aventure. Je crus faire merveille en présentant au public une sorcière jeune, riche et élégante. J’aurais dû me rappeler la fable de La Fontaine, et songer qu’une sorcière perd toute sa vogue en quittant son galetas. Le personnage de M. Desgraviers, veuf de deux femmes, séparé de la troisième, me paraissait comique et original. Aujourd’hui je le trouve d’un comique forcé et romanesque. J’aime mieux le caractère des deux autres maris. Ils sont vrais et naturels. Celui du tranquille et présomptueux professeur de belles-lettres me semble surtout bien tracé et bien soutenu.

On trouvera quelques événements de la pièce assez invraisemblables. Ces événements sont des anecdotes. Cette réponse suffira peut-être à quelques lecteurs ; d’autres me diront avec Boileau :

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Pour amener ces anecdotes, je suis obligé de multiplier des circonstances bizarres et qui embarrassent la marche de la pièce.

C’est après la représentation des Trois Maris qu’on commença à me reprocher de choisir tous mes personnages parmi les bourgeois. Je demanderai d’abord où était la haute société à l’époque où je donnai les Trois Maris. J’irai plus loin je crois que c’est dans la classe des bourgeois que l’auteur comique doit chercher presque toujours ses originaux. Hors le Misanthrope et Amphitryon, qui est une pièce à part, Molière a toujours placé sa scène chez des bourgeois, ou de petits gentilshommes. Orgon, Argan, Harpagon, Arnolphe sont de

riches bourgeois[1]. L’homme de cour est un personnage de son drame qui tend à faire ressortir les mœurs bourgeoises des autres personnages, tantôt en escroc, comme le Dorante du Bourgeois-Gentilhomme, tantôt en honnête homme, comme le Clitandre des Femmes savantes. La Bruyère a dit : Chez le peuple se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; chez les grands se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Cette écorce de politesse donne à tous les individus de la haute société une même physionomie. Les vicomtes, les marquis, les chevaliers des comédies de la fin du siècle dernier, parlent, agissent, et sont vêtus de la même manière. Messieurs du bon ton, vous êtes souvent aussi ridicules que nos bourgeois ; mais qu’il s’en faut que vous soyez aussi comiques !

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un riche salon ; un cabinet d’un côté, une fenêtre de l’autre.

 

 

Scène première

 

LEDOUX, MADAME DUPARC

 

On entend sonner.

LEDOUX, traversant le théâtre.

Attendez ; on y va. Nos affiches indiquent pourtant que nous ne donnons audience qu’à dix heures ; et déjà du monde ! C’est un bon état que celui de sorcier ; mais il faut convenir qu’il donne bien du mal.

Il va ouvrir.

Entrez, madame, entrez.

MADAME DUPARC, examinant l’appartement.

Je me suis trompée, sans doute ; ce n’est pas ici l’appartement de madame Jacob ?

LEDOUX.

Pardonnez-moi.

MADAME DUPARC.

Madame Jacob, cette femme si savante, si renommée !

LEDOUX, comme ayant l’air de réciter sa leçon.

Versée dès sa plus tendre enfance dans la cartonomancie égyptienne ; ayant parcouru une grande partie du monde pour trouver les savants qui l’ont perfectionnée dans cet art, et se mettre en état de procurer les conseils et avis salutaires que dictent la prudence et la sagesse, en vous faisant éviter le mal pour parvenir au bien, ainsi que nous avons eu l’honneur d’en prévenir les dames par nos petits billets imprimés, portant pour titre, Le Flambeau de la Vérité[2].

MADAME DUPARC.

Est-il possible ? Quoi ! c’est ici ?

LEDOUX.

Ici même. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Madame va paraître dans l’instant ; elle est à sa toilette.

MADAME DUPARC.

À sa toilette ! Je m’étonne de plus en plus.

LEDOUX.

Je vois ce qui vous surprend. On va chez une devineresse ; on s’attend à voir une vieille femme dans un grenier, avec un grabat, deux chaises et une table. Point du tout. Un des plus jolis appartements de la Chaussée d’Antin, les meubles antiques les plus modernes, une jeune femme aimable, coquette, recherchée dans sa parure : c’est tout simple. Madame est la plus célèbre de Paris, et nous ne regardons pas à la dépense.

MADAME DUPARC.

La plus célèbre en effet. On m’a dit...

LEDOUX.

Madame a bien fait de se hâter : avant un quart d’heure notre salon sera plein de toutes les élégantes du quartier, et il faudra attendre son tour. Vous entendez que, pour être valet-de-chambre et prévôt de salle d’une devineresse, je n’aurais pas quitté un poste excellent, si les affaires n’allaient pas aussi bien.

MADAME DUPARC.

Un poste excellent !

LEDOUX.

Brigadier dans les machines de l’Opéra. Mais voici madame. Je vous laisse.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MESDAMES DUPARC, JACOB

 

MADAME JACOB.

Mille pardons, madame, de vous avoir fait attendre ; puis-je avoir le bonheur de vous être utile ?

MADAME DUPARC.

Plusieurs femmes de ma connaissance se sont si bien trouvées des conseils que vous leur avez donnés...

MADAME JACOB.

Que vous venez m’en demander vous-même.

MADAME DUPARC.

Je me trouve dans une situation fort embarrassante.

MADAME JACOB.

Madame est mariée ?

MADAME DUPARC.

Oui.

MADAME JACOB.

C’est votre mari qui cause vos chagrins ?

MADAME DUPARC.

Il est trop vrai.

MADAME JACOB.

Vous êtes jeune, jolie ; il serait bien coupable, s’il était infidèle.

MADAME DUPARC.

Aussi ne l’est-il pas.

MADAME JACOB.

Il est jaloux.

MADAME DUPARC.

Vous l’avez dit.

MADAME JACOB.

Il adore sa femme ?

MADAME DUPARC.

Et il est bien payé de retour.

MADAME JACOB.

Un très galant homme.

MADAME DUPARC.

Intègre, délicat.

MADAMЕ ЈАСОВ.

Mais un caractère ombrageux.

MADAME DUPARC.

Susceptible, défiant ; voyant un ennemi dans l’homme qui lui serre la main.

MADAME JACOB.

Un amant de sa femme dans l’homme qui la regarde.

MADAME DUPARC.

C’est unique comme vous devinez les choses !

MADAME JACOB.

Trouvez-vous ?

MADAME DUPARC.

Il me gêne au point que, pour venir vous consulter, il m’a fallu profiter du moment où il va au palais...

MADAME JACOB.

C’est un homme de loi.

MADAME DUPARC.

Un juge.

MADAME JACOB.

Il est jeune encore ?

MADAME DUPARC.

Trente-six ans.

MADAME JACOB.

Vous demeurez loin d’ici ?

MADAME DUPARC.

À l’Estrapade.

MADAME JACOB.

Ah ! ah !

MADAME DUPARC.

Je n’aurais pas tout l’amour que j’ai pour lui, que je n’oublierais jamais ce que je me dois à moi-même. Mais convenez qu’il est bien dur pour une jeune femme d’être obligée de renoncer à tous les plaisirs.

MADAME JACOB.

Et qu’en vérité ce n’est pas la faute de certains maris si leurs femmes sont vertueuses.

MADAME DUPARC.

Non que le mien refuse de me conduire partout.

MADAME JACOB.

Mais il veut toujours vous accompagner ; et ses occupations...

MADAME DUPARC.

Nous retiennent souvent dans son cabinet ; où je lis des romans...

MADAME JACOB.

Tandis qu’il examine les procès dont il est rapporteur.

MADAME DUPARC.

Or, une telle surveillance est injurieuse, inutile.

MADAME JACOB.

Dangereuse même.

MADAME DUPARC.

Dangereuse, vous l’avez dit.

MADAME JACOB.

Un jeune homme vous a distinguée.

MADAME DUPARC.

Au jardin des Plantes où je me promenais un soir avec mon mari ; je n’y faisais pas la moindre attention.

MADAME JACOB.

Mais l’inquiétude de votre mari vous le fit remarquer.

MADAME DUPARC.

Et depuis ce temps cet homme m’obsède sans cesse ; je ne peux sortir que je ne le voie sur mes pas. À la promenade, les yeux fixés sur les miens, il a l’air de me plaindre. Il est fort riche, assez bien fait ; il a déjà essayé de me faire remettre un billet par un gros valet qu’il appelle son jockey. Depuis deux jours il a loué une petite chambre garnie dont les fenêtres donnent sur les miennes, et je le vois constamment à sa croisée, pinçant sur sa guitare des romances, où il parle de victime innocente, de tyran ombrageux. Je suis la victime, et le tyran est mon pauvre Duparc. Que ferai-je ? en parlerai-je à mon mari ?

MADAME JACOB.

D’après son caractère, ses soupçons ne feront qu’augmenter.

MADAME DUPARC.

Recevrai-je les épîtres du galant pour y répondre et l’éconduire ?

MADAME JACOB.

Le fat concevra des espérances.

MADAME DUPARC.

C’est ici que la prévoyance et les conseils d’une personne comme vous me deviennent nécessaires.

 

 

Scène III

 

MADAME DUPARC, MADAME JACOB, LEDOUX

 

LEDOUX.

Une dame à qui vous avez donné rendez-vous ce matin demande à voir madame.

MADAME JACOB.

Ah ! c’est probablement cette madame Bazin dont madame Derville m’a parlé. Priez d’attendre.

MADAME DUPARC.

Madame Bazin ! quelle singulière rencontre ! c’est ma meilleure amie, ma voisine ; elle peut entrer sans indiscrétion.

MADAME JACOB.

Mais êtes-vous bien sûre...

MADAME DUPARC.

Oh ! très sûre. C’est à madame Derville que je dois également le bonheur de vous connaître ; madame Bazin, la femme d’un professeur de belles-lettres qui demeure à l’Estrapade, dans ma maison. Je serai charmée de la voir.

MADAME JACOB.

Faites entrer, Ledoux.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME DUPARC, MADAME JACOB

 

MADAME DUPARC.

C’est là une petite femme bien heureuse, un mari charmant, plein d’esprit, point gênant, point jaloux, confiant et rangé.

MADAME JACOB, en soupirant.

Qu’elle garde précieusement un pareil trésor.

MADAME DUPARC.

Vous soupirez, madame Jacob.

MADAME JACOB.

Et chacun n’a-t-il pas ses peines, madame Duparc !

 

 

Scène V

 

MADAME DUPARC, MADAME JACOB, BAZIN

 

MADAME BAZIN.

Que vois-je ? madame Duparc chez madame Jacob ?

MADAME DUPARC.

Vous, chez madame Jacob, madame Bazin ?

MADAME BAZIN.

Vous qui plaisantiez tant madame Derville sur sa confiance dans les cartes ?

MADAME DUPARC.

Vous qui aviez l’air de vous moquer, quand on parlait de la science de certaines personnes...

MADAME BAZIN.

Vous y voilà.

MADAME DUPARC.

Je vous y surprends.

MADAME JACOB.

Vous n’avez rien à vous reprocher.

MADAME BAZIN.

C’est qu’en vérité, ma voisine, je ne conçois pas votre démarche. Qu’on vienne consulter les personnes de l’art quand on a quelque peine, c’est tout simple ; mais, heureuse comme vous l’êtes, quand on a un mari comme le vôtre qui ne quitte pas sa femme, qui ne semble respirer que par elle.

MADAME JACOB.

Les peines de madame viennent aussi de son mari.

MADAME BAZIN.

Il est trop vrai, madame, je l’aime de tout mon cœur, et il le mérite sous bien des rapports. Il a de l’esprit, de l’éloquence, de l’instruction, à ce qu’on dit, à ce qu’il dit lui-même ; car n’ayez pas peur qu’il vous laisse ignorer ses belles qualités. La vanité est un cruel défaut. Et ses perpétuelles railleries sur les maris trompés, et la confiance avec laquelle il affirme qu’il est à l’abri de pareils accidents, confiance fondée sur l’opinion qu’il a de son propre mérite, bien plus que sur l’amour et la vertu de sa femme ! Ah ! que n’a-t-il un peu de cet amour, de cette tendre inquiétude que j’ai vingt fois admirée dans M. Duparc !

MADAME DUPARC.

Que M. Duparc n’a-t-il un peu de la confiance, de la sécurité de M. Bazin !

MADAME BAZIN.

Vous ne savez guère ce que vous désirez, ma voisine. Cette sécurité ne ressemble-t-elle pas trop souvent à l’indifférence, à la négligence ? Par exemple, comment trouvez-vous M. Bazin qui me laisse seule à Paris pour aller passer ses vacances à la campagne, me donnant bien rarement de ses nouvelles, me recommandant de ne pas trop m’ennuyer loin de lui, comme s’il se croyait absolument nécessaire à mon bonheur ? C’est trop vrai, dans le fond ; mais est-il bien à lui d’en paraître si persuadé ? Suis-je déjà si vieille, si laide, que je ne puisse donner de l’inquiétude, de la jalousie à un mari ?

MADAME JACOB.

Et les occasions ne vous manqueraient pas ?

MADAME BAZIN.

Comment, madame ? l’autre jour, à la Chaumière du Montparnasse, j’étais avec ma cousine à regarder la balançoire ; un homme très bien mis ne s’est-il pas mêlé de notre conversation ? ne nous a-t-il pas suivies ? n’a-t-il pas été voir ma cousine le lendemain ? Eh bien ! madame, qu’arrivera-t-il ? mon mari revient ce soir ou demain matin au plus tard ; cet homme, qui ne le connaît pas, mais qui paraît entreprenant, téméraire, trouvera le moyen de faire connaissance avec lui. Je vois d’ici mon mari qui me le présente, qui m’engage à le bien recevoir, qui, sous prétexte des travaux de sa classe, de ses traductions, m’envoie au spectacle, dans les sociétés, seule avec l’homme en question. Voyez pourtant, madame, où tout cela nous conduirait, si l’on ne se respectait pas soi-même, et si l’on n’aimait pas ces maudits maris beaucoup plus qu’ils ne le méritent.

MADAME DUPARC.

Oui, beaucoup plus qu’ils ne méritent, ma voisine ; car ne croyez pas que la jalousie du mien soit de l’amour. C’est de l’orgueil, la crainte de la honte, s’il était trompé. Voilà tout.

MADAME BAZIN.

Ah ! mon Dieu ! oui, de l’orgueil. M. Bazin m’a épousée très jeune, et il croit avoir tout gagné en m’adressant le lendemain des noces un beau discours comme ceux qu’il adresse à ses écoliers pour la rentrée des classes.

MADAME DUPARC.

Il est un peu pédant, votre cher mari.

MADAME JACOB.

Un professeur !

MADAME BAZIN.

Ma femme, me dit-il, je n’entreprendrai point de vous retracer vos devoirs d’épouse et de mère ; c’est l’amour qui a présidé à notre hymen ; je ne compte et ne veux compter que sur cet amour. Je ne me permettrai de vous donner qu’un seul conseil. Ne cessez jamais de vous rendre compte à vous-même de vos sentiments, de votre conduite ; et pour que ce compte soit utile et clair, tenez un journal fidèle de toutes vos actions, de toutes vos pensées ; écrivez tous les matins ce que vous aurez fait la veille, et que ce journal soit tenu avec la plus minutieuse sévérité : ne vous épargnez jamais vous-même. Outre que la nécessité d’écrire tout ce que vous faites peut vous arrêter, si jamais vous étiez tentée de mal agir, la lecture de ce journal peut devenir très amusante pour nous dans nos soirées d’hiver. Cela vaudra bien tous ces romans qui nous pleuvent des quatre parties du monde. Ainsi parla mon très cher et honoré mari.

MADAME JACOB.

Que de femmes dans Paris n’oseraient entreprendre de tenir fidèlement un pareil registre !

MADAME BAZIN.

C’est pourtant ce que j’ai fait depuis deux ans que je suis mariée. Eh bien ! à peine s’est-il avisé deux fois de me demander la lecture de ce journal qui devait faire le charme de nos soirées.

MADAME JACOB.

Comment donc ! des maris, l’un confiant, l’autre jaloux. J’en conclus que vous êtes toutes les deux bien malheureuses. Ah ! plût au ciel que moi qui vous parle... Or çà, je suis dans l’usage de conseiller chaque personne séparément.

MADAME DUPARC.

Mais... qu’en pensez-vous, madame Bazin ?...

MADAME BAZIN,

Deux femmes aussi intimes que nous le sommes...

MADAME JACOB.

N’ont pas de secrets l’une pour l’autre ; il s’agit de déterminer votre conduite par les cartes : mais on pourrait nous interrompre.

Elle appelle.

Ledoux !

 

 

Scène VI

 

MADAME DUPARC, MADAME JACOB, BAZIN, LEDOUX

 

LEDOUX.

Madame !

MADAME JACOB.

Ne laissez entrer personne.

LEDOUX.

C’est qu’il y a là un homme qui ne me paraît rien moins que patient : il s’agit, m’a-t-il dit, d’une affaire très pressée.

MADAME DUPARC.

Nous serions désespérées de vous gêner.

MADAME BAZIN.

Recevez cet homme ; nous pouvons attendre.

MADAME JACOB.

Me le permettez-vous, mesdames ? Ayez donc la complaisance de passer dans ce cabinet ; vous y trouverez des livres, une porte qui donne sur le jardin.

MADAME DUPARC.

Un jardin, c’est charmant ! Je ne connais pas de petite-maîtresse qui ait un meilleur ton que madame Jacob.

Elles sortent.

 

 

Scène VII

 

LEDOUX, MADAME JACOB

 

LEDOUX.

Madame a bien fait de les envoyer au jardin. Ce monsieur qui est là-dedans vient pour leur compte, je crois. Il m’a demandé avec empressement s’il n’y avait pas ici deux jeunes dames ; et comme madame est bien aise de savoir ce qui regarde les personnes qui viennent la consulter, parce qu’alors on n’a pas de peine à deviner des choses extraordinaires...

MADAME JACOB.

C’est bon. Faites entrer.

Ledoux sort.

Serait-ce, par aventure, le mari de madame Duparc ?

 

 

Scène VIII

 

MADAME JACOB, LECOQ

 

LECOQ.

En vérité, madame, on a bien de la peine à parvenir jusqu’à vous. Une charmante tournure, par ma foi, pour une devineresse !

MADAME ЈАСОВ.

Pourriez-vous me dire, monsieur, quelle affaire si pressée...

LECOQ.

Vous saurez d’abord, madame, que vous voyez en moi un homme un peu incrédule. Je n’ai pas beaucoup de foi à tous les sortilèges, à toutes les simagrées avec lesquelles vous pouvez amuser et tromper des femmes et des enfants.

MADAME JACOB.

En effet, monsieur me paraît un esprit fort. Si je lui disais cependant que je sais déjà le sujet de sa visite.

LECOQ.

En vérité ! Eh bien ! voyons, madame, le sujet de ma visite ?

MADAME JACOB.

Deux jolies femmes sont venues me voir ce matin : une d’elles vous intéresse infiniment.

LECOQ.

Une d’elles, madame ?

MADAME JACOB.

Toutes les deux, peut-être !

LECOQ.

Vous l’avez dit. Tenez, madame Jacob, mettons-nous à notre aise, vous pouvez m’être très utile, et je sais reconnaître les services qu’on veut bien me rendre. Je me nomme Lecoq ; je suis brasseur de mon état au faubourg Saint-Marceau, très riche, très amoureux de mes plaisirs, franc buveur, beau joueur, grand chasseur, fort à la paume, au billard. J’ai pour première qualité celle d’adorer les dames ; je suis connu pour cela dans le quartier, et l’on cite partout pour la galanterie Lecoq de la rue Mouffetard. Or, dernièrement j’ai fait rencontre de deux femmes charmantes ; j’en suis fou.

MADAME JACOB.

Rien que deux ?

LECOQ.

Pas davantage.

MADAME JACOB.

L’une au Jardin des Plantes, madame Duparc ; l’autre à la Chaumière du Montparnasse, madame Bazin.

LECOQ.

Et comment savez-vous...

MADAME JACOB.

Vous qui ne croyez pas à ma science, devinez.

LECOQ.

Elles vous auront parlé de moi ; elles m’ont remarqué tant mieux.

MADAME JACOB.

Vous en concluez que vous n’aimez pas deux ingrates.

LECOQ.

Sans être taxé de suffisance, la conséquence est assez naturelle.

MADAME JACOB.

Et vous êtes déterminé à poursuivre les deux aventures ?

LECOQ.

Je ne suis pas accoutumé à m’arrêter en chemin.

MADAME JACOB.

Eh quoi ! deux à-la-fois ! c’est tromper, c’est trahir.

LECOQ.

Point du tout. Si je leur plais également, c’est faire le bonheur de toutes deux.

MADAME JACOB.

C’est fort généreux.

LECOQ.

Oh ! j’ai des idées libérales.

MADAME JACOB.

Deux femmes mariées !

LECOQ.

Mariées ! mais d’abord il y en a une qui ne l’est pas, je crois.

MADAME JACOB.

En vérité !

LECOQ.

Mais je n’ai pas vu de mari au moins, et dans mes informations...

MADAME JACOB.

On ne vous en a pas parlé ?

LECOQ.

Je l’estime veuve.

MADAME JACOB.

Madame Bazin ?

LECOQ.

Précisément. Et l’autre, quel est son mari ? Un ours, un homme sans éducation, du plus mauvais ton ; qui a la malhonnêteté d’être jaloux de sa femme : c’est révoltant. Je ne peux pas voir une femme malheureuse que je ne sois tenté de la consoler.

MADAME JACOB.

Je vous dois des remercîments pour tout mon sexe.

LECOQ.

C’est le rôle d’un galant homme. Depuis quinze jours je suis mes belles partout, la pudeur apparemment les a empêchées de recevoir mes lettres, de répondre à mes soupirs, à mes regards. Enfin ce matin je les ai vues toutes les deux à très peu d’intervalle monter discrètement en voiture. Mon valet, garçon brasseur, très intelligent, est monté derrière la première, j’ai suivi la seconde ; et comme si elles s’étaient donné le mot, mes deux belles se sont arrêtées à votre porte ; je me suis informé chez les voisins ; on m’a vanté vos talents, vos lumières surnaturelles : j’ai le malheur de ne pas y croire beaucoup, comme je vous l’ai dit ; mais je crois beaucoup à la douceur, à la complaisance des personnes de votre état. Une devineresse doit valoir la soubrette la plus fine et la plus adroite : je ne sais pas mettre de bornes à ma générosité, quand on me sert comme je le désire. Le marché vous convient-il ? Parlez : j’attends votre réponse.

MADAME JACOB.

Ma réponse est que vous proposez là un bel emploi à une artiste !

LECOQ.

Une artiste qui interprète les présages, explique les rêves et tire les cartes, ne laisse pas échapper l’occasion de mettre à profit la reconnaissance des honnêtes gens.

Il lui offre une bourse.

MADAME JACOB, la refusant.

Je ne refuse pas de vous servir, mais je ne suis pas dans l’habitude d’exiger d’avance mes honoraires. Voyons, de quoi s’agit-il ?

LECOQ.

Si je vous priais de leur remettre à chacune un billet, de les décider à se trouver ce soir à un bal, à une promenade...

MADAME JACOB.

Mais je ne vois rien là que de fort innocent.

LECOQ, lui passant le bras autour du corps.

N’est-il pas vrai ?

MADAME JACOB, se dégageant.

Vous oubliez que je ne joue ici que le rôle de confidente.

LECOQ.

Il ne tiendrait qu’à vous de me le faire oublier tout-à-fait.

MADAME JACOB.

Songez à madame Duparc, à madame Bazin.

LECOQ.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il faut garder le plus grand secret entre elles deux, qu’elles ne se doutent pas qu’elles sont rivales.

MADAME JACOB.

Si j’ai vraiment toutes les qualités que vous me supposez, pouvez-vous me croire capable d’une telle indiscrétion ? Eh ! mon Dieu ! je connais le cœur humain ! vous allez feindre beaucoup plus d’amour que vous n’en avez ; elles en témoigneront beaucoup moins qu’elles n’en sentent ; et quand le moment sera venu de révéler chacune que vous aimez l’autre, la jalousie achèvera de vous les amener toutes les deux.

LECOQ.

Je ne m’étonne plus de votre réputation ; comme vous analysez tous les sentiments ! Je retourne chez moi ; les plaisirs ne doivent pas nuire aux affaires ; il faut toujours le coup d’œil du maître dans une maison comme la mienne. Avant une heure je suis de retour.

MADAME JACOB.

Point du tout ; mes affaires m’appellent moi-même dans votre quartier.

LECOQ.

Cela se rencontre à merveille ; rue Mouffetard, je suis très connu. Sans adieu, madame Jacob.

MADAME JACOB.

Sans adieu, monsieur Lecoq.

LECOQ.

J’avais toujours entendu dire que les sorciers étaient des personnes fort accommodantes.

 

 

Scène IX

 

MADAME JACOB, seule

 

Oui, oui, je vous servirai de la bonne manière, monsieur Lecoq ; c’est à moi qu’il appartient de venger toutes les femmes que vous avez trompées.

Elle appelle.

Ledoux !

 

 

Scène X

 

MADAME JACOB, LEDOUX

 

LEDOUX.

Madame !

MADAME JACOB.

Priez ces dames de rentrer.

LEDOUX.

J’y vais.

Il sort.

MADAME JACOB.

Vous apprendrez bientôt à vos dépens qu’on sait rester fidèle à ses devoirs, et se moquer des fats qui ne croient pas à la vertu des femmes.

 

 

Scène XI

 

MADAME JACOB, MADAME DUPARC, MADAME BAZIN

 

MADAME DUPARC.

En vérité, madame Jacob, vous avez un jardin charmant !

MADAME BAZIN.

Il faut que votre état soit bien bon, pour suffire à une telle dépense.

MADAME JACOB.

Beaucoup de personnes m’honorent de leur confiance, et j’ose dire que je la mérite ; cependant, mesdames, j’ai consulté sur votre sort, et je vais vous révéler un grand secret que la force de mon art m’a fait découvrir.

MADAME BAZIN.

Un secret !

MADAME DUPARC.

Qui nous concerne !

MADAME JACOB.

C’est le même homme qui vous fait la cour à toutes deux.

MADAME DUPARC.

Le même homme !

MADAME BAZIN.

Pas possible.

MADAME JACOB.

Trente ans, cheveux bruns, bonne mine, ton décidé, tranchant...

MADAME DUPARC et MADAME BAZIN.

C’est bien lui.

MADAME JACOB.

Fort riche, renommé par ses bonnes fortunes, hardi, téméraire.

MADAME DUPARC et MADAME BAZIN.

C’est le mien.

MADAME JACOB.

En un mot, monsieur Lecoq, brasseur, rue Mouffetard.

MADAME DUPARC et MADAME BAZIN,

C’est le mien.

MADAME DUPARC.

C’est le vôtre ?

MADAME BAZIN.

C’est le vôtre ?

MADAME DUPARC.

Comment ! ce petit monsieur ne se contente pas de faire la cour à une jolie femme comme vous, ma voisine ?

MADAME BAZIN.

Il lui en faut deux, ma voisine.

MADAME DUPARC.

Ah ! le petit traître !

MADAME BAZIN.

Mais quelle est donc votre science, madame Jacob !

MADAME JACOB.

J’ai des talents bien surnaturels, n’est-il pas vrai ? Ici cependant je dois vous l’avouer, rien de plus simple que ma science : vous ne devinez pas quel est l’homme qui voulait me parler ?

MADAME BAZIN.

Lecoq, peut-être ?

MADAME JACOB.

Précisément. Écoutez-moi, mes chères dames. Tourmentées par vos maris : poursuivies par un fat, vous m’intéressez beaucoup, je suis moi-même victime des faux soupçons, de l’injustice, de l’abandon. C’est un mari, un ingrat que je ne puis m’empêcher de regretter, qui m’a réduite à prendre un état qui m’est bien pénible. Je ne parle pas de mes immenses études, mais les scrupules, les préjugés qu’il m’a fallu vaincre, enfin j’y suis faite ; or, dans les circonstances où vous vous trouvez, que faut-il faire ? Se servir du galant pour corriger vos maris ; se servir de vos maris pour donner une leçon au galant. Il y a de quoi rire, de quoi être utile à vous, à vos maris. Je saisis avec ardeur l’occasion : si mes petits talents peuvent vous être agréables, je vous les offre de bien bon cœur.

MADAME DUPARC.

Nous acceptons avec reconnaissance.

MADAME BAZIN.

Sans doute, mais point de scandale ; nous habitons un quartier bien paisible.

MADAME DUPARC.

Eh ! ma chère, il y a des maris trompés et des femmes galantes à l’Estrapade comme à la Chaussée d’Antin.

MADAME JACOB.

Et partout. Voyons, concertons nos opérations.

On entend Ledoux parler dehors.

LEDOUX.

Je vous dis encore une fois que vous n’entrerez pas.

DESGRAVIERS, dehors.

C’est l’affaire d’un instant, mon ami. Dites-moi, n’y aurait-il pas ici...

MADAME JACOB.

Qu’est-ce que c’est donc que tout ce bruit-là ?

LEDOUX, toujours dans la coulisse.

Madame est occupée et ne reçoit personne.

DESGRAVIERS, de même.

Eh bien ! là, ne vous fâchez pas, je reviendrai.

LEDOUX, de même.

À la bonne heure ; on ne vient pas ainsi chez les gens...

MADAME DUPARC.

Eh ! mais ! je reconnais cette voix.

MADAME JACOB.

Et moi-même, je crois reconnaître... Se pourrait-il ?... Ledoux !

 

 

Scène XII

 

MADAME JACOB, MADAME DUPARC, MADAME BAZIN, LEDOUX

 

LEDOUX.

Un homme qui voulait entrer malgré moi, et il y a une heure qu’il est là à rôder autour de la maison ; c’est un voleur ou un espion.

MADAME JACOB.

Cet homme, où est-il ?

LEDOUX.

Eh ! pardine, madame, le voilà dans la rue à regarder encore vos fenêtres.

MADAME BAZIN, regardant à la fenêtre.

Eh ! mais, ma chère, c’est notre voisin M. Desgraviers.

MADAME JACOB.

M. Desgraviers ! Ciel ! quel nom prononcez-vous ? Serait-ce lui ?

MADAME DUPARC, regardant à la fenêtre.

Ah ! mon Dieu ! oui, c’est lui-même.

MADAME JACOB, regardant à son tour.

C’est lui-même. Quel hasard ! quelle rencontre !

MADAME DUPARC.

Il nous aura épiées ; il va rapporter à M. Duparc qu’il m’a vue entrer chez madame Jacob, et me voilà perdue.

MADAME JACOB.

Vos maris sont liés avec M. Desgraviers ?

MADAME BAZIN.

C’est leur intime ami.

MADAME DUPARC.

Il demeure dans notre maison.

MADAME BAZIN.

Au troisième.

MADAME DUPARC.

Un homme très dangereux.

MADAME BAZIN.

D’un caractère très singulier, au moins.

MADAME DUPARC.

Veuf de deux femmes ; séparé d’avec la troisième ; trompé tour à tour par toutes les trois.

MADAME JACOB.

Par toutes les trois ?

MADAME BAZIN.

Il le dit au moins.

MADAME JACOB, à part.

Le monstre !

MADAME DUPARC.

Depuis qu’il a quitté le commerce et sa femme, s’amusant à brouiller les ménages pour passer le temps...

MADAME BAZIN.

Et se faisant appeler homme de lettres...

MADAME DUPARC.

Parce qu’il fait des journaux et des almanachs.

MADAME JACOB.

Comme moi qui prends la qualité de physicienne, parce que je tire les cartes.

MADAME BAZIN.

Excellent cœur au fond, mais tracassier.

MADAME DUPARC.

Faisant des méchancetés sans être méchant.

MADAME JACOB.

Ah ! que voilà bien tout son portrait !

MADAME DUPARC.

Vous le connaissez, madame Jacob ?

MADAME JACOB.

Hélas ! oui, madame, et beaucoup pour mon malheur !

MADAME BAZIN.

Vous aurait-il par hasard brouillée avec votre mari ?

MADAME JACOB.

Le voilà donc enfin ; je ne le croyais pas à Paris. Ah ! gardons-nous de laisser échapper l’occasion.

MADAME DUPARC.

Que dites-vous ?

MADAME JACOB.

Oui, tout me promet que ceci peut tourner à mon avantage. Vous n’imaginez pas, mesdames, le service que vous m’avez rendu en venant me consulter.

MADAME DUPARC.

Mais, expliquez-nous...

MADAME JACOB.

Qu’il vous suffise de savoir que, d’après l’amitié qui existe entre M. Desgraviers et vos maris, je suis portée plus que jamais à vous servir, que l’affaire me devient personnelle, et que peut-être, en vous rendant heureuses, je pourrai parvenir moi-même à retrouver le bonheur.

MADAME DUPARC.

Se pourrait-il ?

MADAME JACOB.

M. Bazin arrive ce soir de vacances, M. Duparc va bientôt revenir de l’audience, M. Lecoq m’attend chez lui ; permettez que je vous accompagne. C’est dans votre quartier que je pourrai trouver des papiers, des lettres qui me sont nécessaires. Que dis-je ? votre mari est juge, madame Duparc ; il pourra m’aider dans mes recherches. Il s’agit d’un procès jugé il y a un an. – Ledoux, vous remettrez à demain toutes les personnes qui viendront. Je n’ai pas besoin de vous recommander beaucoup d’honnêteté.

LEDOUX.

Madame n’a pas à se plaindre de moi, et ces dames que voilà peuvent rendre témoignage...

MADAME DUPARC.

Comment donc ! Un garçon qui a fait son cours de politesse dans les coulisses de l’Opéra !

MADAME JACOB.

Et il lui en est resté un habit du ballet de Psyché, avec lequel il pourrait me servir au besoin.

MADAME BAZIN.

L’habit de Zéphyr peut-être ?

MADAME JACOB.

Non, celui du diable vert ; et si quelque bonne femme de la campagne voulait absolument voir le diable... Vous voyez que je n’ai pas de secrets pour vous, j’espère bientôt n’en avoir plus pour personne. Venez, mesdames, et dans le chemin nous aviserons aux moyens les plus sûrs et les plus gais de donner à vos maris, à M. Lecoq, et surtout à M. Desgraviers, une leçon qui les corrige, et nous profite à toutes les trois.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon ; sur un côté une fenêtre ouverte. La scène est chez Duparc.

 

 

Scène première

 

MADAME DUPARC, MADAME BAZIN

 

MADAME BAZIN, une lettre à la main.

Eh bien ma voisine, toute seule encore ! pas de nouvelles de madame Jacob ?

MADAME DUPARC.

C’est d’autant plus désagréable que, par une circonstance qui ne se retrouvera pas, mon mari a été forcé d’aller dîner en ville.

MADAME BAZIN.

Sans vous ! comment a-t-il fait ?

MADAME DUPARC.

Un repas de corps où il est bien loin de s’amuser : non qu’il n’aime beaucoup la bonne chère et ses collègues ; mais que fait sa femme pendant qu’il dîne ? Voilà ce qui l’occupe, j’en réponds.

MADAME BAZIN.

Moi, je reçois une lettre du mien, où, avec sa froideur accoutumée, il m’annonce qu’il arrive ce soir, il se rend à mes vœux, m’écrit-il ; l’impertinent ! et je ne pourrai pas me corriger d’aimer cet homme-là !

MADAME DUPARC.

Il y a une heure que madame Jacob devrait être de retour. Que fait-il lui-même ce M. Lecoq ? Il n’a pas paru à la fenêtre de sa petite chambre.

MADAME BAZIN.

C’est donc lui vraiment qui a loué cette petite chambre ?

MADAME DUPARC.

Oui sans doute, là en face, regardez.

MADAME BAZIN.

Je ne m’étonne plus si j’entends tous les soirs de la musique en rentrant.

MADAME DUPARC.

Hier notre fenêtre était ouverte ; ne s’est-il pas avisé de lancer un billet jusque dans cet appartement ? Le papier est tombé dans la rue ; vous auriez ri de le voir descendre rapidement l’escalier.

MADAME BAZIN.

Convenez que cette madame Jacob est bien aimable. Elle s’est emparée sur-le-champ de ma confiance.

MADAME DUPARC.

Mais elle ne vient pas.

MADAME BAZIN.

La voilà.

 

 

Scène II

 

MADAME JACOB, MADAME DUPARC, MADAME BAZIN

 

MADAME DUPARC.

Eh ! venez donc, venez donc ; nous vous attendons avec impatience.

MADAME JACOB.

Ce n’est qu’à l’instant que j’ai pu me procurer des éclaircissements... Tout va bien, et le témoignage de M. Bazin pourra me servir comme celui de M. Duparc. Avant d’être professeur, n’a-t-il pas fait l’éducation d’un jeune homme nommé Valmont ?

MADAME BAZIN.

Je crois qu’oui, et plût au ciel qu’en faisant l’éducation des autres, il eût un peu perfectionné la sienne ! non qu’il n’ait beaucoup de politesse, mais il est d’une ignorance, d’une simplicité sur toutes les convenances du monde !

MADAME JACOB.

J’ai vu Lecoq. Je suis chargée de vous inviter toutes les deux à certain bal, où il aura le talent, dit-il, de mener de front ses deux intrigues. Voulez-vous m’en croire ? pour commencer, changez toutes les deux de caractère vous, madame Bazin, dont le mari est si présomptueux, et qui jusqu’à présent avez peut-être eu le défaut de lui paraître trop attachée, tâchez, à force de coquetterie, d’éveiller en lui quelque inquiétude ; vous, madame Duparc, dont le mari est si jaloux, et qui jusqu’à présent avez paru regretter les fêtes, les bals, les spectacles, obsédez-le à votre tour d’attentions, de complaisance ; fatiguez-le pour ainsi dire à force de vertu. Ainsi madame Duparc refuse l’invitation madame Bazin l’accepte ; elle va au bal, je l’accompagne, nous y restons assez longtemps pour que son mari ne la trouve pas à son arrivée. Lecoq est toujours dans l’ignorance sur ce cher mari, et par précaution je lui ai laissé presque entendre que vous étiez veuve.

MADAME BAZIN.

À quoi bon ?

MADAME JACOB.

Cela peut servir, j’ai mes projets.

MADAME DUPARC.

Et moi à qui mon mari ce matin précisément a fait une scène affreuse où il m’a traitée de coquette, de femme frivole, inconsidérée...

MADAME JACOB.

Tant mieux ; il sentira d’autant plus la différence.

MADAME DUPARC.

Mais Desgraviers sera là qui lui persuadera toujours que je le trompe.

MADAME JACOB.

Soyez tranquille ; je réserve à ce M. Desgraviers... À propos, Lecoq voulait me charger de deux lettres ; mais il faut du temps pour composer ses épîtres. Il vous remettra lui-même la vôtre, madame Bazin ; quant à vous, madame Duparc, il a trouvé pour vous envoyer son billet un moyen plus sûr que celui d’hier, m’a-t-il dit, en regardant avec complaisance un fusil et des munitions de classe éparses sur une table.

MADAME DUPARC.

Ah ! mon Dieu ! il me fait trembler.

MADAME BAZIN.

Et c’est cet homme-là que vous voulez que je berce d’espoir au bal ?

MADAME DUPARC.

Ciel ! voici mon mari avec Desgraviers.

MADAME JACOB.

M. Desgraviers ! tout serait perdu s’il me voyait ; n’y a-t-il pas moyen de leur échapper ?

MADAME DUPARC.

Suivez-moi, je vais vous conduire par le petit escalier.

MADAME JACOB, à madame Duparc.

Vous entendez bien ; grands dehors de vertu, soyez prude, bégueule, s’il le faut.

À madame Bazin.

Vous m’avez bien comprise, de la coquetterie, de la légèreté, grande toilette.

MADAME BAZIN.

Rapportez-vous-en à moi, j’ai une robe délicieuse.

Elles sortent toutes trois.

 

 

Scène III

 

DUPARC, DESGRAVIERS

 

DUPARC.

Comment ! mon cher Desgraviers, ma femme est sortie ce matin ?

DESGRAVIERS.

Il faut bien qu’elle soit sortie, puisque je l’ai rencontrée ce matin à la Chaussée d’Antin.

DUPARC.

À la Chaussée d’Antin ! Attendez que je voie si elle ne pourrait pas nous entendre.

Il va regarder à la porte par laquelle sa femme est sortie.

Bon ! la voilà dans sa chambre, seule. Mais je ne connais personne

à la Chaussée d’Antin.

DESGRAVIERS.

Les connaissances du mari et de la femme ne sont pas toujours les mêmes.

DUPARC.

Vous me faites mourir avec votre sang-froid.

DESGRAVIERS.

Vous connaissez mon caractère doux et conciliant ; me préserve le ciel de vouloir troubler un ménage aussi heureux que le vôtre !

DUPARC.

Ah ! oui, bien heureux.

DESGRAVIERS.

Ne gênez-vous pas un peu votre femme ? Tenez, cela ne m’a pas réussi.

DUPARC.

Trêve à vos réflexions, de grâce, et venons au fait.

DESGRAVIERS.

N’allez pas croire au moins que j’aie suivi votre femme ! il n’est pas dans mes principes d’espionner les gens. J’étais allé pour affaires dans ce quartier, lorsqu’à la porte d’une maison très apparente je vis sortir d’une voiture...

DUPARC.

Ma femme ?

DESGRAVIERS.

Votre femme.

DUPARC.

Et vous ne vous êtes pas informé du nom, de l’état, des moyens d’existence des gens qui habitent cette maison ?

DESGRAVIERS.

Je ne suis pas curieux, et je n’aime pas à me mêler des affaires des autres.

DUPARC.

Allons, pour la première fois de sa vie, il aura mis quelque discrétion dans sa conduite.

DESGRAVIERS.

Cependant, tout en causant dans une maison voisine, j’appris, dans la conversation, que la maison à la porte de laquelle votre femme était descendue appartenait à une célèbre tireuse de cartes.

DUPARC.

Ah ! mon Dieu !

DESGRAVIERS.

Eh bien, qu’avez-vous donc ? N’est-ce pas la mode aujourd’hui pour toutes nos femmes de se faire dire leur bonne aventure ?

DUPARC.

Oui, laissez donc vos femmes suivre la mode ; Dieu sait jusqu’où s’étend la mode !

DESGRAVIERS.

Elle s’étend fort loin ; mais il ne faut pas croire que madame Duparc... Le plus souvent toutes ces magies sont fort innocentes. Je sais bien que ces sortes de femmes peuvent devenir fort dangereuses, qu’il y a eu là des rendez-vous donnés.

DUPARC.

Oh mon Dieu ! oui ; mais ma femme est incapable... N’est-ce pas, mon voisin ?

DESGRAVIERS.

Incapable ? Je le crois comme vous. Cependant...

DUPARC.

Ah ! mon Dieu ! qu’on est malheureux d’avoir une jolie femme !

DESGRAVIERS.

Mon ami, cela dépend des caractères et des circonstances. Par exemple, lorsque dans un spectacle ou une promenade on remarque une belle femme, que chacun s’en va tout bas disant à son voisin, C’est la femme de monsieur un tel, vous conviendrez que c’est bien flatteur pour le mari : moi qui vous parle, j’ai éprouvé plus d’une fois cette jouissance.

DUPARC.

Oui, mais les inquiétudes que donnent à un cœur délicat les poursuites, les regards, les admirations ridicules.

DESGRAVIERS.

Eh bien ! j’ai éprouvé aussi ces inquiétudes.

DUPARC.

Ce qui redouble mes craintes, ce sont les perpétuelles agaceries de ce Lecoq.

DESGRAVIERS.

Vous avez raison de le craindre. Je suis bien trompé si ce n’est pas lui que j’ai vu ce matin rôder autour de la maison de madame Jacob, cette diseuse de bonne aventure.

DUPARC.

En vérité ?

DESGRAVIERS.

Cependant il n’était peut-être pas là pour le compte de votre femme.

DUPARC.

Et pour le compte de qui, s’il vous plaît ?

DESGRAVIERS.

Ne m’avez-vous pas dit que ce Lecoq faisait également les yeux doux à madame Bazin ?

DUPARC.

Eh ! qu’importe ?

DESGRAVIERS.

C’est que votre femme n’était pas seule chez madame Jacob ; madame Bazin y était aussi.

DUPARC.

Celui-là mériterait bien son sort ; aller passer ses vacances sans sa femme ! la laisser seule à Paris ! Enfin il revient ce soir. Et vous dites donc que ces dames étaient ensemble ?

DESGRAVIERS.

Non pas. Chacune avait sa voiture, et elles y sont restées fort longtemps. Car, après avoir terminé mes affaires, je voulus monter, non par curiosité, mais pour avoir le plaisir de les accompagner. Pas moyen de pénétrer jusqu’à elles. Oh ! ce sont de très grands mystères dans ces maisons-là.

DUPARC.

Et vous voulez que ces mystères-là ne m’inquiètent pas ?

DESGRAVIERS.

Je conviens que cela n’est pas fort rassurant... Eh ! voici Bazin !

 

 

Scène IV

 

DUPARC, DESGRAVIERS, BAZIN

 

BAZIN.

Mille pardons, mon cher voisin ; mais il faut que vous me donniez l’hospitalité pour quelques instants. Il n’y a personne chez moi.

DESGRAVIERS.

Eh ! bonsoir, mon cher Bazin ; vous voilà donc de retour ? Vous arrivez bien, nous parlions de vous.

DUPARC.

Bonsoir, bonsoir, mon ami.

DESGRAVIERS.

Je vous trouve engraissé. Vous avez fait un bon voyage ?

BAZIN.

Excellent, Dieu merci. C’est singulier, j’écris à ma femme que j’arrive ce soir, et elle est au bal, et personne chez moi.

DUPARC.

Ah ! voilà bien les femmes. La mienne m’a impatienté ce matin avec sa coquetterie.

BAZIN.

Cela m’étonne bien un peu de la part de la mienne, qui n’a des yeux que pour son mari. Il faut qu’elle n’ait pas reçu ma lettre, car à coup sûr elle m’aurait attendu.

DUPARC.

Ah ! oui, fiez-vous-y. Elle vous aurait attendu !

BAZIN.

Cela ne laisse pas que de me contrarier. J’aurais été bien aise de revoir ma traduction des Offices de Cicéron.

DUPARC.

Vous me faites penser que demain je suis rapporteur d’une affaire très pressée, et qu’il me faut travailler ce soir ; mais comment travailler quand on a une femme...

BAZIN.

Il paraît que le caractère de Duparc n’a pas changé pendant mon absence.

DUPARC.

Ni le vôtre, à ce qu’il me paraît ; toujours confiant, toujours sûr de vous-même.

BAZIN.

À votre avis, ai-je si grand tort ?

DUPARC.

Oui, oui, votre femme s’est bien conduite pendant votre voyage !

DESGRAVIERS.

Tenez, mon cher Bazin, les voyages sont quelquefois funestes aux maris.

BAZIN.

Il y a des maris à qui je ne conseille pas de s’absenter ; mais je suis de ces gens-là, moi, n’est-il pas vrai ?

DESGRAVIERS.

Si je vous disais cependant que pendant ces deux mois votre femme est sortie tous les jours.

DUPARC.

Que ce matin même elle a été consulter une devineresse.

DESGRAVIERS.

Qu’elle a été distinguée par mille galants, dont il en est un surtout.

DUPARC.

Oui, M. Lecoq.

BAZIN.

Qu’est-ce que c’est que M. Lecoq ?

DESGRAVIERS.

Un libertin, un mauvais sujet, qui en veut à votre femme... ou à la sienne, homme de bien, du reste, et le premier brasseur de Paris.

BAZIN.

Comment, diable ! mais c’est fort inquiétant ; un brasseur ! la comparaison devient défavorable au professeur ! et elle est sortie tous les jours ! Vous auriez voulu apparemment qu’elle se fût cloîtrée comme une religieuse ; et ce matin elle a été consulter une devineresse ! elle allait peut-être savoir quand je reviendrais, qu’en dites-vous ? Allez, allez, mes voisins, je suis bien tranquille ; ma femme est une bonne petite personne, un peu simple, mais sensible, aimante. Je connais sa tendresse, et plus que tout cela, sans vanité, je connais mon mérite.

DESGRAVIERS.

Vous avez là de belles connaissances !

DUPARC.

Vous êtes d’un amour-propre...

BAZIN.

Qui ne m’empêche pas de rendre justice aux qualités des autres.

DUPARC.

Mais qui vous aveugle tellement sur les vôtres... On vous dirait une injure, que vous remercieriez comme d’un compliment.

DESGRAVIERS.

C’est assez vrai ce qu’il vous dit.

BAZIN.

Et vous, mon cher Duparc, vous êtes d’une susceptibilité ! Eh ! que diable, pourquoi n’être satisfait de rien, quand vous devriez être satisfait de tout ? Jeune, riche, considéré, mari d’une femme charmante, pourquoi regarder comme un complot le sourire le plus innocent, l’éloge d’un inconnu, la distraction d’un ami, le silence d’un valet ?

DESGRAVIERS.

Il a raison.

DUPARC.

Vous l’approuvez, vous qui êtes venu me donner l’éveil ? Que veut dire ceci ? y a-t-il quelque chose là-dessous ?

BAZIN.

Eh bien ! ne voilà-t-il pas... C’est l’amitié qui nous fait parler.

DESGRAVIERS.

Pas autre chose ; j’ai été trois fois marié, et trois fois... car je n’ai plus honte de l’avouer maintenant ; bien consolé, bien calme, hors quelques regrets qui m’échappent de temps en temps pour ma troisième épouse, semblable au pilote qui voit les naufrages du port, je crois pouvoir distribuer mes conseils à ceux qui s’embarquent sur une mer orageuse. Mais notre ami Duparc a besoin de travailler ce soir.

BAZIN.

Une petite leçon de trictrac au café des Arts.

DESGRAVIERS.

Oh ! une leçon ! prenez garde aux écoles. J’en ai tant fait, je peux avertir les joueurs. Allons, mon cher Duparc, ne vous créez pas des malheurs imaginaires.

DUPARC.

Mais je ne sais pas pourquoi vous me tenez un pareil langage ; je suis tranquille, fort tranquille.

DESGRAVIERS.

Et vous faites bien ; avec des femmes comme les vôtres... Ce n’est pas que quelquefois... Allons jouer au trictrac.

Il sort avec Bazin.

 

 

Scène V

 

DUPARC, seul

 

Il s’assied et prend ses papiers.

Et nous, voyons ce procès qu’on doit juger demain.

Regardant du côté de l’appartement de sa femme.

Ma femme est toujours dans son appartement. Dieu sait à quoi elle pense, tout en faisant son ouvrage ! À moi, oh ! oui, à moi ; car il est impossible que ce Lecoq...

Se remettant au travail.

Il est question de savoir si Eustache Duchêne a eu le droit d’ouvrir une fenêtre sur la cour de la maison contiguë.

S’interrompant.

Ah ! ma femme, vous allez chez les diseuses de bonne aventure. Quand je pense à la scène qu’elle m’a faite ce matin, parce que je ne voulais pas qu’elle sortît sans moi ; oh ! elle est coquette, là, vraiment coquette.

Reprenant son ouvrage.

Il est certain que la maison de Duchêne donnant sur la cour du demandeur, il n’a droit de prendre que ce qu’on appelle en justice un jour de souffrance.

S’interrompant.

Un jour de souffrance ! Plût au ciel que ce maudit Lecoq n’eût qu’un jour de souffrance dans cette malheureuse chambre garnie qu’il a louée précisément en face de chez moi. Eh bien ! voyez ce que c’est que l’imagination ! eh ! que m’importe la chambre garnie de M. Lecoq ! Quand il aimerait ma femme, ma femme ne l’aime pas, et je peux m’occuper sérieusement de mon affaire.

Reprenant son ouvrage.

La fenêtre, suivant le demandeur, ne doit avoir qu’un demi-mètre d’ouverture à deux mètres, trois décimètres de hauteur.

 

 

Scène VI

 

DUPARC, MADAME DUPARC

 

MADAME DUPARC.

Ah ! vous voilà, M. Duparc ; je ne savais pas que vous fussiez rentré.

DUPARC.

Bonsoir, ma bonne amie.

À part.

Hâtons-nous de terminer cette affaire : après, nous parlerons de la diseuse de bonne aventure.

MADAME DUPARC, à part.

Commençons mon rôle.

Haut.

Il fallait donc me faire avertir que tu étais rentré ; j’étais impatiente de te voir.

DUPARC, à part.

Impatiente !... Trop bonne, en vérité.

Reprenant son ouvrage.

D’un autre côté le défendeur allègue...

MADAME DUPARC.

Oh ! laisse donc là tes affaires, je t’en prie.

DUPARC.

Tout à l’heure, un moment.

Reprenant son ouvrage.

Que l’obscurité qui régnerait dans sa salle à manger...

MADAME DUPARC.

Mais, écoutez-moi donc, mon ami.

DUPARC.

Ah çà ! puisque tu veux rester près de moi, ne pourrais-tu pas t’asseoir et travailler, ou lire ?

MADAME DUPARC.

Lire ? quoi ? des romans !

DUPARC.

Ce que tu voudras.

MADAME DUPARC.

Non ; je sais que cette lecture ne te plaît pas ; des aventures imaginaires où il n’est question que d’amour, de sentiments exagérés, cela vous monte la tête, m’as-tu dit cela vous distrait de votre ménage, de votre mari. Causons plutôt, j’ai bien des choses à te dire.

DUPARC.

Mais ne peux-tu pas me laisser achever ?

MADAME DUPARC.

Mais quand je te laisse travailler en silence, tu t’interromps pour me demander à quoi je pense ; et maintenant que je veux te confier des secrets de la dernière importance, tu ne veux pas m’écouter ; accorde-toi donc.

DUPARC.

C’est qu’il y a temps pour tout, madame... De la dernière importance, dites-vous ? De quoi s’agit-il donc, je vous en prie ? mais dépêchez-vous.

MADAME DUPARC.

Vous avez remarqué ce monsieur Lecoq, qui, depuis quinze jours, me suit et m’obsède partout.

DUPARC.

Oui, sans doute, je l’ai remarqué ; eh bien ?

MADAME DUPARC.

Eh bien ! monsieur, ne serait-il pas temps de mettre un terme à ses extravagantes prétentions ? Quelque bien établie que soit ma réputation, pourra-t-elle résister...

DUPARC.

Je te sais bon gré, ma bonne amie, de me parler de la sorte ; mais cet homme est-il si dangereux ? Laisse-moi achever mon rapport, et puis nous concerterons ensemble...

MADAME DUPARC.

Non, vous ne vous remettrez pas à l’ouvrage.

DUPARC.

Mais permets donc, c’est un travail tellement pressé !

MADAME DUPARC.

Eh quoi ! vous qui vous piquez de quelque délicatesse, de quelque amour pour votre femme, pouvez-vous me laisser le soin de songer moi-même à arrêter les prétentions d’un mauvais sujet ? Ah ! c’est bien mal reconnaître les attentions, l’amour d’une femme qui ne pense qu’à son mari, à qui tous les plaisirs paraissent ennuyeux, quand elle est loin de son mari.

DUPARC.

Eh ! mais, hier, ce matin encore, vous ne parliez pas ainsi.

MADAME DUPARC.

Et hier, ce matin, j’avais tort ; oui, je le sens, et j’ai bien pris mes résolutions. Tout mon bonheur est placé dans le cœur de mon mari. Il est délicat et jaloux ; je préviendrai tout ce qui peut lui porter ombrage ; je déposerai tous mes secrets, toutes mes pensées dans son sein.

DUPARC.

Que signifie ce langage ?

MADAME DUPARC.

Et pour commencer, je dois vous révéler une faiblesse à laquelle j’ai cédé ce matin. Je n’ai pu résister au désir de consulter une devineresse dont m’avaient parlé plusieurs amies.

DUPARC.

Eh bien ! que vous a-t-elle conté ?

MADAME DUPARC.

Des chimères, des sottises. Je rougis d’y avoir été.

DUPARC.

Il n’y a pas grand mal à cela.

À part.

Moi, qui comptais lui en parler.

Haut.

Enchanté, ma bonne amie, de te voir dans d’aussi bonnes dispositions. Mais permets-moi...

MADAME DUPARC.

Mon ami, je réclame de toi un petit cadeau que j’avais refusé assez dédaigneusement avant-hier.

DUPARC.

Quoi donc ?

MADAME DUPARC.

Un voile de dentelle. C’en est fait, je ne veux plus sortir sans un voile ; les remarques des passants m’excèdent au lieu de me plaire ; et qu’ai-je affaire de leur admiration ? je ne veux être belle que pour mon mari.

DUPARC.

Je t’en aurai un dès demain, et superbe, je t’en réponds ; mais ce soir...

MADAME DUPARC.

Dis-moi, ne conviendrait-il pas de fermer cette fenêtre ?

DUPARC.

Pourquoi donc cela ?

MADAME DUPARC.

Ce monsieur Lecoq...

DUPARC.

Eh bien ?

MADAME DUPARC.

Il a loué cette chambre en face.

DUPARC.

Je le sais.

MADAME DUPARC.

Il est perpétuellement à sa fenêtre à faire des mines.

DUPARC.

Eh bien ?

MADAME DUPARC.

Je sais que cela te contrarie, et je vais...

DUPARC.

Non, il fait une chaleur excessive, et je suis bien aise d’avoir un peu d’air.

MADAME DUPARC.

Il faut au moins baisser la jalousie.

DUPARC.

Pas du tout.

MADAME DUPARC.

Il le faut pour ta tranquillité, pour la mienne...

Au moment où elle va pour baisser la jalousie, une balle de plomb enveloppée dans un papier tombe par la fenêtre au milieu de l’appartement.

Ah ! mon Dieu !

DUPARC, se levant avec vivacité, et courant à la fenêtre.

Qu’est-ce que c’est que cela ? Quel est l’insolent qui se permet de lancer ainsi par la fenêtre...

Ici on entend Lecoq parler en dehors.

LECOQ, parlant de sa chambre.

Ô ciel ! quelle imprudence ! mille pardons, monsieur.

MADAME DUPARC.

C’est monsieur Lecoq ! Une balle de plomb enveloppée dans un papier ! C’est un billet !

DUPARC, revenant à sa femme.

Un billet ! ne le lisez pas.

Retournant à la fenêtre.

Que veut dire ceci, monsieur, parlez ?

LECOQ, en dehors.

Monsieur, il y a des choses qu’on ne peut expliquer par la fenêtre. Je cours chez vous.

DUPARC.

Comment, chez moi ! Il accourt, en effet ! je ne veux pas qu’il mette les pieds chez moi ; et c’est moi qui vais chez lui...

MADAME DUPARC.

Non, vous n’irez pas ; qui sait à quel excès il pourrait s’emporter ? Vous voyez que c’est un homme qui se permet tout !

DUPARC.

Vous avez raison, ce n’est pas chez lui, mais chez le juge de paix que je vais me plaindre. Une balle de plomb ! un joli moyen de correspondance !

MADAME DUPARC.

Ciel ! on vient, c’est lui !

DUPARC.

Rentrez, madame.

MADAME DUPARC.

Rentrer ! je mourrais d’inquiétude ; permettez-moi de rester. Mon Dieu ! faut-il qu’une femme qui veille avec tant de soin sur sa réputation se trouve exposée à des scènes aussi scandaleuses ?

 

 

Scène VII

 

DUPARC, MADAME DUPARC, LECOQ

 

DUPARC.

Que voulez-vous, monsieur ?

LECOQ.

Au désespoir de ce qui vient de se passer ! Que je suis confus ! que je vous dois d’excuses !

MADAME DUPARC.

Savez-vous que c’est une affaire qui pourrait avoir des suites ?

DUPARC.

Outre la témérité de la balle lancée chez un voisin...

MADAME DUPARC.

Que veut dire ce billet, cette lettre ?

LECOQ.

Je mérite tous vos reproches ; c’est qu’en vérité on n’est pas de cette maladresse, et elle me force à un aveu que je n’aurais jamais fait sans cet accident. Je vous dois des excuses pour le malheur qui a fait entrer cette balle dans votre appartement, mais non pas pour le billet ; il n’est pas pour madame.

DUPARC.

Il n’est pas pour madame !

LECOQ.

Je suis assez adroit ordinairement. Je ne sais comment je m’y suis pris pour ajuster si mal.

DUPARC.

Et pour qui donc, s’il vous plaît ?

LECOQ.

Ne me trahissez pas. Pour une dame... une voisine...

DUPARC.

Une voisine !

MADAME DUPARC.

Quelle imposture ! Il y a une adresse.

Développant le papier et lisant.

À la plus belle.

D’un ton piqué.

Fort bien, ce n’est pas à moi que le billet s’adresse.

LECOQ.

S’il est à la plus belle, vous y avez sans doute des droits ; mais le respect...

DUPARC.

À merveille ! le voilà qui en ma présence lui dit des galanteries. Et vous, madame, n’allez-vous pas faire la guerre à monsieur, parce qu’il ne vous trouve pas la plus belle femme de Paris ? Reprenez votre billet, monsieur, et choisissez désormais une voie plus sûre pour les faire parvenir à leur adresse. Permettez-moi de vous dire d’ailleurs que votre conduite n’en est pas moins très scandaleuse, très extravagante, passez-moi l’expression... J’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonsoir.

LECOQ.

C’est moi qui suis votre très humble serviteur. Que je suis fâché qu’une connaissance que je me faisais un plaisir de cultiver, grâce au voisinage, ait commencé sous de si malheureux auspices ! Cependant je vous prie de croire que je suis un très galant homme, si madame m’accordait la permission de lui faire ma cour quelquefois...

MADAME DUPARC.

On ne me fait point la cour, monsieur ; je vois très peu de monde ; je préfère la société de mon mari à toutes les autres. Je suis très heureuse avec lui ; il m’aime, je l’adore, et rien ne peut m’en détacher.

LECOQ.

J’en suis persuadé, madame ; daignez donc agréer mes adieux.

À part.

Allons au bal rejoindre madame Bazin.

Haut.

Monsieur et madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

DUPARC, MADAME DUPARC

 

MADAME DUPARC.

En vérité, j’ai peine à revenir de mon émotion !

DUPARC.

L’insolent ! Est-ce à vous, est-ce à madame Bazin qu’il en veut ?

MADAME DUPARC.

Eh ! qu’importe ! il suffit qu’il y ait le moindre doute pour que je redouble de précaution, que je m’observe plus que jamais dans ma conduite. C’en est fait, je ne vous quitte plus, mon ami ; je veux que vous ayez sans cesse les yeux sur moi ; que ne puis-je vous accompagner jusqu’à l’audience !

DUPARC.

Mais, en vérité, je suis édifié, enchanté de votre nouvelle façon de voir les choses ! en tout cas, puisqu’il dit que le billet était pour une voisine... Ah ! mon Dieu ! Serait-ce ?... oui, c’est madame Bazin. Eh ! bien ! ce pauvre Bazin ne le croira pas. Il y a des grâces d’état, je m’en aperçois...

Retournant à son bureau.

Ah çà, voyons.

MADAME DUPARC.

Oh ! non, ne travaille plus, il est tard.

DUPARC.

Ma chère amie, je suis touché de tes attentions ; mais il ne faut rien pousser à l’excès ; et cela devient vraiment fatigant.

MADAME DUPARC.

Fatigant ! Ah ! Duparc, je ne m’attendais pas mot à ce dans votre bouche !

DUPARC.

Pardon, pardon, ma chère Henriette, mais c’est qu’en vérité il faut que je travaille. Je suis à toi dans l’instant.

MADAME DUPARC.

Allons, je te laisse. Tu ne tarderas pas ?

DUPARC.

Non.

MADAME DUPARC.

Bien vrai ?

DUPARC.

Bien vrai.

MADAME DUPARC.

Je fais une réflexion. La petite porte de l’escalier dérobé qui donne sur la rue n’est jamais fermée à double tour ; ce monsieur Lecoq est si entreprenant... Il y avait une sonnette autrefois qui avertissait quand quelqu’un entrait ou sortait ; si tu la faisais rétablir ?

DUPARC.

Elle le sera dès ce soir ; mais je t’en prie...

MADAME DUPARC.

La belle chose qu’un tendre ménage !

DUPARC.

Ah ! oui, c’est charmant.

MADAME DUPARC.

Ce pauvre ami ! Et j’étais assez inconséquente pour sortir sans lui, pour lire des romans, pour ne pas porter de voile ! Ah ! comme je vais changer ! Tu verras ! tu verras ! Ah çà ! viens bien vite, songe que je t’attends.

DUPARC.

Oui.

MADAME DUPARC.

C’est que vraiment tu as tort de travailler comme cela le soir ; cela échauffe le sang.

DUPARC.

Eh ! non, non, ce qui échauffe le sang c’est la contrariété, c’est l’humeur.

MADAME DUPARC.

Allons, allons, ne te fâche pas, je m’en vais.

 

 

Scène IX

 

DUPARC, seul

 

Je ne peux pas en douter ; cette femme-là m’adore, elle ne peut pas me tromper. C’est gênant, cependant quelquefois, ces excès d’amour... Voilà Bazin qui revient avec Desgraviers. Il est écrit que je ne pourrai pas travailler de la soirée.

 

 

Scène X

 

DUPARC, BAZIN, DESGRAVIERS

 

DESGRAVIERS.

C’est encore nous. Sa femme n’est pourtant pas encore rentrée.

BAZIN.

Ce qui m’afflige, c’est la peine qu’elle éprouvera d’avoir été absente au moment de mon arrivée. C’est moi qui l’ai battu au trictrac.

DESGRAVIERS.

Grace aux écoles. Je ne peux pas m’en corriger. Il faut pourtant que votre femme s’amuse beaucoup à ce bal.

BAZIN.

Eh bien ! tant mieux, cela me console.

DESGRAVIERS.

Qu’avez-vous donc, mon cher Duparc ? toujours triste, toujours des soupçons ?

DUPARC.

Oh ! mon Dieu non ! je dois être plus tranquille que jamais ; je viens d’avoir une conversation avec ma femme, où son amour pour moi, sa vertu, ses scrupules se sont développés avec tant de vérité, tant d’acharnement, si je peux me servir de l’expression, qu’elle m’en a presque excédé.

DESGRAVIERS.

Excédé, mon ami ! prenez-y garde ; ce n’est pas pour madame Duparc que je parle ; mais sa conduite, et celle de la vôtre également, mon cher Bazin, me rappellent celle de ma première femme. Un jour, comme la vôtre, elle était au bal ; je la surprends en grande conversation avec un jeune homme. À ma vue on se sépare ; ma femme, affectant une grande vertu comme la vôtre, me remet une lettre toute cachetée, qu’elle avait reçue, disait-elle, du galant. Le lendemain, le hasard fait tomber des poches de ma femme (les femmes portaient des poches dans ce temps-là) une autre lettre. Oh ! pour celle-là, elle était bien décachetée ; on l’avait lue et relue, et on y traitait le pauvre mari...

DUPARC.

En vérité, vous penseriez...

BAZIN.

N’écoutez pas les contes qu’il vous fait. Mon cher voisin, il faut que vous me donniez à souper ce soir, puisque ma femme n’est pas rentrée.

DESGRAVIERS.

Et moi je soupe aussi avec vous ; j’ai besoin de causer avec tous les deux ; c’est qu’il est certain que ce monsieur Lecoq en veut à l’une des deux femmes.

DUPARC.

À la mienne, j’en suis sûr, et je tremble.

BAZIN.

Pas du tout ; à la mienne, et j’en ris.

DUPARC.

Oui, riez ; je suis loin d’accuser votre femme ; mais recommandez donc à ceux qui lui font la cour d’être un peu plus adroits dans leur correspondance, et de ne pas prendre les fenêtres des voisins pour les vôtres.

BAZIN.

Comment ! que voulez-vous dire ?

DESGRAVIERS.

Encore une aventure ! contez-moi donc...

DUPARC.

Venez, venez ; madame Duparc et moi nous vous dirons à table tout ce que nous pouvons vous dire.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un salon ; sur un côté une petite porte d’escalier dérobé, un bureau ; de l’autre côté, une porte vitrée donnant sur un cabinet. Il fait nuit ; deux bougies allumées sur le bureau. La scène est chez Bazin.

 

 

Scène première

 

MADAME JACOB, MADAME BAZIN

 

MADAME BAZIN.

Ils sont à souper chez Duparc, et ne se doutent pas que je sois revenue du bal.

MADAME JACOB.

Et monsieur Desgraviers...

MADAME BAZIN.

Depuis tantôt ne les a point quittés.

MADAME JACOB.

Il est là sans doute à échauffer, à animer la jalousie de ce pauvre Duparc, comme à tâcher d’éveiller celle de votre cher époux.

MADAME BAZIN.

Mais expliquez-moi donc quel intérêt vous prenez ce Desgraviers ?

MADAME JACOB.

Votre mari va revenir, il faut que je retourne chez moi... Hâtons-nous.

MADAME BAZIN.

N’avons nous pas déjà été assez loin ? Mon mari a été très fâché, très intrigué quand il ne m’a pas trouvée...

MADAME JACOB.

Fâché, oui, parce qu’aimant ses aises, il aurait désiré rentrer chez lui ; intrigué, non, car il a passé la soirée à jouer au trictrac, et il soupe tranquillement avec ses amis. Vous avez très bien commencé à ce bal, en ayant l’air d’écouter avec intérêt les discours de M. Lecoq.

MADAME BAZIN.

Jugez de ce qu’il m’en a coûté ; ce M. Lecoq, qui ne cessait de me prier à danser, de me prodiguer les bonbons, les oranges, les rafraîchissements, qui avait un air si jaloux quand je dansais avec un autre : ah ! qu’il a bien le caractère de tous nos fats ! À peine une femme leur fait-elle la moindre politesse qu’ils se hâtent de l’afficher.

MADAME JACOB.

Et ses conversations avec moi ! Vous saurez qu’il vous croit un peu coquette, qu’il vous soupçonne déjà quelques aventures, de façon que le voilà presque aussi jaloux de vous que ce pauvre Duparc de sa femme. D’après nos conventions, je l’ai flatté d’un rendez-vous. Il m’attend là-bas dans une voiture.

MADAME BAZIN.

Un rendez-vous ! ah ! non, certainement.

MADAME JACOB.

Lecoq ne connaît pas votre mari ; il vous croit veuve, il est jaloux, le rendez-vous est obligé.

 

 

Scène II

 

MADAME JACOB, MADAME BAZIN, MADAME DUPARC

 

MADAME DUPARC.

Je me suis échappée, sachant que vous étiez ici ; ils sont toujours à table à se disputer comme ils sont entiers dans leurs opinions ! et qu’ils méritent bien la leçon que nous voulons leur donner !

MADAME BAZIN.

Cela vous est bien aisé à dire ; en redoublant de tendresse pour votre mari, vous ne faites que suivre le mouvement de votre cœur, tandis que moi...

MADAME JACOB.

Vous donnez au galant Lecoq un rendez-vous par la petite porte de l’escalier dérobé dont vous m’avez parlé.

MADAME DUPARC.

Cela ne se peut pas.

MADAME JACOB.

Pourquoi donc ?

MADAME DUPARC.

Pour mieux jouer mon rôle de prude, n’ai-je pas dit à mon mari de faire remettre en place, à la porte de l’escalier dérobé qui donne sur la rue, une sonnette qui ne laisse entrer ni sortir personne sans faire un carillon à n’y pas tenir ; et mon mari, en ayant l’air de rire de ma proposition, ne s’est-il pas empressé de replacer la maudite sonnette ?

MADAME JACOB.

Motif de plus pour donner un rendez-vous à Lecoq. En vous quittant, je laisse la porte ouverte ; je lui recommande, suivant l’usage, de faire le moins de bruit possible. Il entre en effet bien discrètement, suivant ses désirs, et ce n’est qu’à sa sortie que le carillon commence. Dieu sait comme vos maris, Lecoq et Desgraviers vont se trouver intrigués, embarrassés, étonnés, interdits ! Que de commentaires ! que de questions ! que de réflexions !

MADAME BAZIN.

Pauvres gens ! et nous aurions la cruauté...

MADAME JACOB.

Écoutez ; sans vanité, je me crois aussi vertueuse qu’une autre ; mais il s’agit de corriger vos maris, et de rire aux dépens de M. Lecoq : tout mon regret est de ne pouvoir être présente à la fête ; mais il faut que je retourne à la Chaussée d’Antin.

MADAME DUPARC.

Point de pitié, ma voisine ; mon mari, à son tribunal, n’acquitte-t-il pas tous les jours les gens sur l’intention ? et les nôtres sont si pures ! je les rejoins, et vous envoie M. Bazin.

Elle sort.

MADAME ЈАСОВ.

Moi, je vole avertir Lecoq qu’il trouvera la petite porte ouverte.

MADAME BAZIN.

Y pensez-vous ? un rendez-vous ! de ma part !

MADAME JACOB.

Non ; de la mienne. Ce sera pour ainsi dire à votre insu. De l’embarras, de la contrainte, de la gêne à l’aspect de votre mari... L’effroi d’une femme qui a donné un rendez-vous. Demain matin, de bonne heure, je reviens apprendre tout ce qui se sera passé.

 

 

Scène III

 

MADAME BAZIN, seule

 

De l’effroi ! ah ! je n’aurai pas besoin de le jouer. Un rendez-vous ! n’y a-t-il pas de quoi s’effrayer trop réellement ? Que je m’entendrais mal à le tromper, ce cher homme ! il ne s’agit que d’une plaisanterie, et pour peu qu’il m’en presse, je vais lui avouer la vérité. Ah ! le voilà. Eh bien ! qu’est-ce que je fais ? J’allais l’embrasser... Restons.

 

 

Scène IV

 

BAZIN, MADAME BAZIN

 

BAZIN.

Eh ! bonsoir, ma bonne amie ! Te voilà donc enfin revenue ?

MADAME BAZIN, jouant l’embarras.

C’est vous ! Enchantée de vous revoir. Avez-vous fait un bon voyage ?

BAZIN.

Très bon.

MADAME BAZIN.

Combien je vous dois d’excuses ! être absente au moment où son mari arrive !

BAZIN.

Pourquoi donc cela ? Ce qui m’a contrarié, c’est que j’avais à travailler, et que ne pouvant rentrer chez moi...

MADAME BAZIN.

Ce n’est pas le déplaisir de ne pas me trouver ?

BAZIN.

Si fait, un peu, beaucoup même ; mais tu étais au bal. J’aime que tu t’amuses.

MADAME BAZIN.

C’est qu’en vérité je ne vous attendais pas sitôt.

BAZIN.

Te voilà bien contente de revoir ton mari, n’est-ce pas ?

MADAME BAZIN.

Oh ! sans doute.

BAZIN.

Et je ne te quitterai plus de toute l’année.

MADAME BAZIN.

De toute l’année ! vous ne me quitterez plus ?

BAZIN.

Eh bien ! ce pauvre Duparc ! Il est toujours le même ; et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’il voudrait que tout le monde lui ressemblât. Parce qu’il a des soupçons très mal fondés sur sa femme, ne voudrait-il pas que je m’avisasse d’en avoir sur toi ? Il y a de singuliers originaux dans le monde !

MADAME BAZIN.

En effet.

BAZIN.

Ne m’a-t-il pas parlé d’un certain Lecoq qui te fait les yeux doux, dit-il.

MADAME BAZIN, jouant de plus en plus l’embarras.

Lecoq ? Il vous aurait dit... Oh ! c’est indigne !

BAZIN.

Il ne faut pas lui en vouloir, ma chère ; le pauvre homme ! qu’il tremble pour son propre compte, à la bonne heure ; mais moi !

MADAME BAZIN.

Vous ne le connaissez pas ce Lecoq ?

BAZIN.

Du tout. Il faudra que tu me le fasses connaître ; je l’inviterai à dîner.

MADAME BAZIN.

À dîner ! un homme qu’on dit me faire la cour ! Y pensez-vous ?

BAZIN.

Parbleu ! me ferais-tu l’injure de croire que je partageasse des soupçons ?... Fi donc !... Je veux rire à ses dépens.

MADAME BAZIN, à part.

J’ai beau faire tout ce que je peux pour paraître troublée, il ne s’en aperçoit seulement pas.

BAZIN.

Ah çà, il n’est pas encore tard ; je vais passer ma robe de chambre, et je reviens... Des soupçons sur toi, qui m’adores, qui n’as des yeux que pour ton mari ! il est fou.

 

 

Scène V

 

MADAME BAZIN, seule

 

Et j’aurais quelques égards pour cet homme-là ! et je balancerais à le tourmenter pour le guérir ! Il n’a été contrarié de rester à la porte que parce qu’il était fatigué. Et je l’aime ! et je l’adore ! et je n’ai des yeux que pour lui ! il n’est que trop vrai. Mais le mérite-t-il ? Allons, allons, du courage. M. Bazin, je suis piquée au jeu ; vous serez obligé de convenir que je suis assez jolie pour que vous soyez jaloux.

 

 

Scène VI

 

BAZIN, en robe de chambre, MADAME BAZIN

 

BAZIN, des papiers à la main.

Me voici. Je ne me croyais pas si avancé dans ma traduction.

MADAME BAZIN.

Comment ! vous allez travailler ici ? mais c’est mon appartement.

BAZIN.

Cela t’arrange, n’est-ce pas, que je travaille à côté de toi. Parle toujours ; moi, je cause tout en écrivant ; quand on a quelque facilité...

MADAME BAZIN.

Mais vous seriez mieux dans votre cabinet. Vous pourriez avoir besoin de vos livres.

BAZIN.

Point du tout. Toute ma bibliothèque est là... dans ma tête. Quand on a de la mémoire...

MADAME BAZIN.

Mais, monsieur...

BAZIN.

Quoi ?

MADAME BAZIN.

Si je vous disais que vous me gênez en restant ici...

BAZIN.

Comment, je te gêne ! cela ne se peut pas. Tu plaisantes ; tu t’amuses sans doute.

MADAME BAZIN.

C’est donc bien intéressant ce que vous faites là ?

BAZIN.

Parbleu ! une traduction des Offices de Cicéron.

MADAME BAZIN.

Des Offices de Cicéron ?

BAZIN.

Oui. Traité des devoirs de la société.

MADAME BAZIN,

Dans ce traité des devoirs, n’y a-t-il pas un chapitre sur les devoirs des maris envers leurs femmes ?

BAZIN.

Oui... il y en a quelque chose.

MADAME BAZIN.

Eh bien ! je vous conseille de le lire.

BAZIN, commençant à s’assoupir.

Je n’en ai pas besoin, je t’aime... je t’aime beaucoup.

MADAME BAZIN.

Oui, vous m’aimez ! comme un mari. Après un aussi long voyage... Que dis-je ? et pourquoi ce voyage entrepris sans moi ?... Rougissez-vous de celle que vous vous êtes choisie pour compagne ?

BAZIN, presque endormi.

Moi ! rougir !... Je m’en glorifie... J’en suis fou !

MADAME BAZIN.

Il faut que vous ayez une bien haute idée de votre mérite...

BAZIN, toujours plus endormi.

J’ai tort. J’avoue que j’ai tort.

MADAME BAZIN.

Comment ! vous avez tort ?

BAZIN.

Mais je veux changer. Oh ! oui, je changerai.

MADAME BAZIN.

Fort bien. Dites-moi des impertinences pour mettre le comble... En bonne foi, par quel charme vous flattez-vous donc de défendre notre cœur contre la complaisance, les soins, la flatterie ? Répondez... Eh bien ! il s’est endormi. Quel homme ! et j’étais tentée de lui avouer... Ciel ! Lecoq va venir ! Qu’il ne me trouve pas seule près d’un époux endormi ! Laissons au fat le soin de le réveiller.

BAZIN, en s’endormant.

Elle sort.

C’est charmant ! retrouver une femme... jolie... près laquelle on travaille ; on cause... on dort...

Il s’endort tout-à-fait.

 

 

Scène VII

 

LECOQ, BAZIN

 

LECOQ, entrant avec précaution par la petite porte.

Personne ne m’a entendu ; m’y voilà. Il faut convenir aussi que notre aimable veuve ne m’a pas fait languir.

Il ferme la porte.

BAZIN, se réveillant au bruit.

Qu’est-ce que tu fais donc ? Suivant ton usage, tu barricades la porte du petit escalier. N’as-tu pas peur que des voleurs viennent enlever mes manuscrits ?

LECOQ, s’avançant.

Enfin, belle dame...

Apercevant Bazin.

Que vois-je ? un homme en robe de chambre !

BAZIN, se levant.

Que vois-je ? un inconnu !

LECOQ.

Je ne suis pas le seul à qui elle donne des rendez-vous.

BAZIN.

Moi qui parlais de voleurs !

LECOQ.

Mais l’on ne se moque pas de moi impunément. Que faites-vous ici, monsieur !

BAZIN.

Voici du nouveau ; eh ! qu’y venez-vous faire vous-même.

LECOQ.

Sachez que j’ai lieu d’être fort surpris de vous trouver ici, et en robe de chambre...

BAZIN.

Sachez que j’ai lieu d’être bien plus surpris de vous y voir vous-même, et ce ton...

LECOQ.

Ce ton est celui qui me convient. Et vous allez me faire le plaisir de sortir à l’instant.

BAZIN.

Les menaces ne m’effraient pas.

LECOQ.

Je vois que vous ne me connaissez pas ; je me nomme Lecoq.

BAZIN.

Lecoq ! ce n’est pas un voleur ; mais c’est bien pis.

LECOQ.

J’ai des droits ici.

BAZIN.

Des droits !

LECOQ.

Oui, un rendez-vous.

BAZIN.

Ah ! mon Dieu, serait-il bien possible !

LECOQ.

Je vois que j’avais affaire à une franche coquette qui nous trompait, nous sacrifiait l’un à l’autre.

BAZIN.

Monsieur, je me suis modéré tant que je ne vous ai pris que pour un voleur.

LECOQ.

Un voleur !

BAZIN.

Avec ces gens-là il faut filer doux ou être le plus fort ; mais avec vous, monsieur, je prendrai la liberté de vous prier d’abord de sortir par où vous êtes entré sans vous le faire répéter, et demain vous me ferez raison, s’il vous plaît.

LECOQ.

Volontiers. Je ne refuse jamais une partie d’honneur avec les hommes, une partie de plaisir avec les dames ; mais pour ce soir, croyez-moi, regagnez au plus vite votre logis en robe de chambre, car bien certainement ce n’est pas moi qui partirai.

Il s’assied dans un fauteuil.

BAZIN.

Insolent ! savez-vous à qui vous parlez enfin ?

 

 

Scène VIII

 

LECOQ, BAZIN, MADAME BAZIN

 

MADAME BAZIN.

D’où vient donc tout ce bruit ? Ah ! ciel !

BAZIN.

Venez, venez, madame, jouir du prix de vos perfidies, de votre affreuse conduite.

LECOQ.

Oui, ingrate ! femme indigne !...

MADAME BAZIN.

Plaît-il ? à qui parle monsieur ?

BAZIN.

Voyez, madame, qu’outragé aussi sensiblement par vous et par monsieur, on veut encore me mettre à la porte de chez moi.

LECOQ.

De chez lui !

BAZIN.

C’est à présent que je vois que vous ne m’attendiez pas sitôt. N’est-ce pas là ce monsieur Lecoq sur lequel on voulait m’inspirer des soupçons ? Parlez, répondez.

MADAME BAZIN.

Une femme qui a pour soi le témoignage d’une conscience pure sait braver tranquillement les fausses apparences.

LECOQ, à part.

C’est un mari ! et moi qui la croyais veuve ! je suis pris.

BAZIN.

Regardez, regardez votre complice interdit, confondu, et rougissez à votre tour. Ah ! madame Bazin !

MADAME BAZIN.

Ah ! monsieur Bazin, vous concevez donc que votre femme peut encore inspirer de tendres sentiments ?

BAZIN.

Rire, plaisanter effrontément ! Tu-dieu ! comme elle s’est formée pendant mon voyage !

LECOQ.

C’est unique, comme les femmes ne perdent jamais la tête.

MADAME BAZIN.

Finissons ; que demande, que veut monsieur Lecoq ?

BAZIN.

Osez-vous encore l’interroger ? Ce rendez-vous donné !

MADAME BAZIN.

Un rendez-vous donné par moi ?

LECOQ.

Madame...

MADAME BAZIN

Osez-vous le soutenir ?

LECOQ.

Il est certain que ce n’est pas madame.

BAZIN.

Croyez-vous qu’il suffise de nier ? Après les propos trop significatifs...

MADAME BAZIN.

Monsieur aurait-il prononcé mon nom ?

LECOQ.

Non, madame.

BAZIN.

Il est vrai, mais qu’importe ?

MADAME BAZIN.

Suis-je donc la seule femme qui habite cette maison ?

BAZIN.

Comment ! quoi !... Se pourrait-il...

LECOQ, à part.

L’excellent détour !

Haut.

Monsieur, les événements me forcent à une indiscrétion nécessaire pour votre repos. C’est une fatale erreur qui m’a conduit dans cet appartement ; la nuit, sans lumière, on peut se tromper de porte, d’étage.

BAZIN.

Quoi ! ce serait chez madame Duparc...

MADAME BAZIN.

Ne le croyez pas. Ma voisine est incapable...

LECOQ.

Sans doute, elle n’y est pour rien, je suis seul coupable ; c’est une extravagance amoureuse, une témérité excessive...

BAZIN.

Le voilà bien payé de sa jalousie, mon cher ami Duparc ; cependant je ris et j’ai tort ; votre conduite n’en est pas moins très inconsidérée, et le mariage un état très respectable ; mais c’est qu’il y a des maris qui semblent chercher leur sort.

MADAME BAZIN.

Allez, monsieur Lecoq, et souvenez-vous des dangers qu’on court, du mauvais rôle qu’on s’expose à jouer quand on se permet...

BAZIN.

Écoutez ma femme. Elle parle bien. Vous êtes jeune encore, la fatuité et les bonnes fortunes ne mènent à rien, et les choses qu’elle vous dit...

LECOQ.

Font la plus grande impression sur mon âme. Oui, je dois songer à me corriger... Voulez-vous bien recevoir mes excuses pour la scène...

BAZIN.

J’ai été moi-même un peu vif.

MADAME BAZIN.

Eh bien ! ne va-t-il pas lui demander excuse ?

LE COQ, à part.

Maudits maris ! voilà pourtant deux fois dans un jour que je suis obligé de m’humilier devant eux.

BAZIN.

Je ne vous propose pas de sortir par la grande porte.

LECOQ.

Je sortirai par où je suis entré. Restez donc, je vous prie.

BAZIN.

Permettez au moins que je vous éclaire.

LECOQ.

Pas du tout.

Il sort.

MADAME BAZIN.

Et il le reconduit !

BAZIN, à Lecoq.

Allons, puisque vous le voulez, je rentre. Prenez garde, il y a deux étages et une allée.

 

 

Scène IX

 

BAZIN, MADAME BAZIN

 

BAZIN.

C’est un jeune étourdi, mais on pourra le ramener.

MADAME BAZIN.

Pour vous, monsieur, je vous garantis incurable.

BAZIN.

Allons, tu dois être en colère. Je me suis emporté ; mais rends-moi justice ; la jalousie est-elle mon défaut ? et ne mérité-je pas mon pardon ?

MADAME BAZIN.

Ah ! votre colère n’a pas duré longtemps.

BAZIN.

N’est-ce pas ? J’aurais bien voulu voir Duparc tout à l’heure à ma place ; eh bien ! quand il était garçon, c’était le plus grand libertin, le plus grand railleur sur les maris trompés. C’est ainsi que les fripons, dès qu’ils se sont faits propriétaires, crient plus haut que les honnêtes gens au respect des propriétés... Ah çà ! crois-tu que madame Duparc soit vraiment attachée à son mari ?

MADAME BAZIN.

Oui, oui, madame Duparc, comme toutes les femmes, aime cent fois plus son mari qu’il ne le mérite ; que dis-je ? n’a-t-elle pas raison ? et cet homme délicat, susceptible, jaloux même, si vous voulez, ne mérite-t-il pas plus d’amour que vous, époux froid, insensible, présomptueux, orgueilleux ? Agréer les excuses de ce Lecoq, lui en faire vous-même, le reconduire, l’éclairer poliment ! oh ! en vérité, cela est trop fort !

BAZIN.

Doucement, doucement donc, ma chère amie, tu t’emportes.

On entend le carillon d’une forte sonnette.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est donc que cela ?

MADAME BAZIN.

Ce que c’est ? c’est la précaution innocente d’une femme bien plus heureuse que la vôtre ; car il m’est bien prouvé, surtout après la scène qui vient de se passer, que jamais vous ne m’avez aimée.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

BAZIN, seul

 

J’ai lu qu’il y avait des pays où les femmes étaient désespérées quand leurs maris ne les battaient pas ; je commence à le croire... Eh quoi ! lorsque je me conduis délicatement, civilement, comme il convient à un professeur de belles-lettres et d’humanités.

Le carillon recommence.

Mais qu’est-ce que c’est donc que cela ? avant mon voyage il n’y avait pas de sonnette.

Le carillon continue.

Encore ! Ah ciel ! c’est Duparc et Lecoq ; ils parlent haut, je puis entendre. Imprudent jeune homme et malheureux mari !

Il va écouter à la porte de l’escalier dérobé.

Plaît-il ? Ah ! le détour n’est pas mauvais ; il lui fait croire qu’il vient pour ma femme. Ah ! la porte se referme, Lecoq part, Duparc remonte chez lui ; il faut pourtant que je le désabuse, il y va de mon honneur. C’est pour le coup que ma femme serait furieuse, si elle apprenait... Mais sachons ménager ce pauvre Duparc.

Ouvrant la petite porte.

Mon voisin, un mot ; entrez donc, s’il vous plaît.

 

 

Scène XI

 

BAZIN, DUPARC, en robe de chambre, une lumière à la main

 

DUPARC.

Vous n’êtes pas encore couché, mon voisin ?

BAZIN.

Non, vraiment. Qu’est-ce donc que tout ce bruit que

j’ai entendu tout à l’heure ?

DUPARC.

Ce que c’est ? oh ! rien ; un de mes amis qui vient de sortir.

À part.

Pauvre homme ! il ne se doute pas...

BAZIN.

Mais il n’y avait pas de sonnette...

DUPARC.

Hier encore, il est vrai ; c’est ma femme qui, pour plus de sûreté, l’a fait placer.

BAZIN, à part.

Sa femme ! Ce cher voisin, je ne le croyais pas si confiant.

DUPARC, à part.

Est-ce bien à sa femme que Lecoq...

BAZIN.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble avoir reconnu ce monsieur Lecoq dont vous m’avez parlé.

DUPARC.

Mais vous m’aviez dit ne l’avoir jamais vu ?

BAZIN.

Je le croyais ; je me rappelle à présent...

À part.

Je ne sais comment diable m’y prendre.

DUPARC.

Puisque je ne peux vous le cacher, oui, c’est Lecoq qui sort d’ici ; et puisque vous le savez, je vous conseillerai en ami de veiller un peu sur votre femme.

BAZIN.

Oh ! oui, parlez-moi de ma femme. Mon voisin, veillez vous-même sur la vôtre.

DUPARC.

Oh ! à cet égard-là, voisin, je crois qu’on n’a pas de leçon à me faire ; et dans cette circonstance, d’ailleurs, elle serait assez déplacée ; on connaît les vues et les intentions de Lecoq.

BAZIN.

Oh ! oui, nous avons entendu toute votre conversation ; il vous trompe.

DUPARC.

Il me trompe ? Vous verrez qu’il vient pour ma femme.

BAZIN.

Vous verrez que c’est la mienne qui aura tout fait.

 

 

Scène XII

 

BAZIN, DUPARC, DESGRAVIERS, en robe de chambre, un bougeoir à la main

 

DESGRAVIERS.

Qu’est-ce donc, mes chers voisins, que tout ce tapage, cette sonnette et le nom de M. Lecoq qui frappe mes oreilles ? En vérité, voilà un homme qui fait bien du bruit dans la maison.

BAZIN.

J’étais à travailler ; un homme entre par cette petite porte ; il ne me connaît pas, il me cherche querelle ; ma femme accourt, tout s’éclaircit : c’était Lecoq ; c’est chez la voisine qu’il allait ; il s’était trompé, il me l’avoue, je le congédie.

DUPARC.

En ouvrant la porte de la rue il fait aller une sonnette posée nouvellement ; j’accours au bruit, je trouve mon homme, je l’interroge ; c’est pour la voisine qu’il venait, dit-il. À laquelle des deux en veut-il maintenant ?

DESGRAVIERS.

À toutes les deux, rien n’est plus clair.

BAZIN.

Allons donc.

DUPARC.

Vous croyez ?... Mais en effet...

BAZIN.

Eh ! quand cela serait, nos femmes sont vertueuses et incapables...

DUPARC.

Il est certain que pour cette affaire, au moins, j’ai des motifs de sécurité. Cette sonnette qui a fait tant de bruit, c’est ma femme qui m’a engagé à la placer de façon que la porte ne pût s’ouvrir ou se fermer...

DESGRAVIERS.

Mon ami, cela ne prouve rien. Cette double aventure de la nuit me rappelle ce qui m’est arrivé avec ma seconde femme. Un jour, dans une société, un de mes amis intimes nous vante les doux moments qu’il a passés le matin même en déjeunant avec une femme charmante ; on annonce ma femme. Ignorant la conversation qui avait eu lieu, son premier mot est de dire qu’elle a déjeuné le matin même avec le beau conteur, mon ami intime. Voilà pour vous, mon cher Bazin. Quant à votre sonnette, mon cher Duparc, vous rappelez-vous certain couplet du mariage de Figaro où il est question d’un chien qui mordait tout le monde, excepté celui qui l’avait vendu. C’est sur moi que ce couplet a été fait. Même aventure m’arriva ; ce n’est pas que tout cela doive vous inquiéter, parce que vos femmes... c’est bien différent. Femmes honnêtes, vertueuses.

DUPARC.

Oh ! sans doute ; mais quand je pense à ma sonnette et à votre chien... Je m’amuse à causer, et je ne pense pas à tout ce qui peut se passer chez moi. Bonsoir, mes voisins.

BAZIN.

Eh ! mais, écoutez-donc, mon cher Duparc, écoutez-donc.

 

 

Scène XIII

 

BAZIN, DUPARC, DESGRAVIERS, MADAME BAZIN

 

MADAME BAZIN.

Eh bien ! monsieur, après une scène comme celle qui vient de se passer, vous me délaissez, vous m’abandonnez.

 

 

Scène XIV

 

BAZIN, DUPARC, DESGRAVIERS, MADAME BAZIN, MADAME DUPARC

 

MADAME DUPARC.

Ah, mon Dieu ! mon ami, j’ai entendu fortement disputer dans l’escalier, et ne te voyant pas revenir, je n’ai pu résister au désir de m’informer... Comment peux-tu me laisser en proie à l’inquiétude ? Ah ! cela n’est pas bien.

DESGRAVIERS.

Eh bien ! qu’est-ce que je vous disais ? femmes charmantes ! Jouissez, mes voisins, du plaisir des querelles et des raccommodements ; tandis que moi, triste comme un vieux garçon... Bonne nuit, mes chers voisins.

BAZIN.

Allons, ne te fâche pas ; je vais devenir inquiet, défiant, comme Duparc.

DUPARC.

Eh ! mais, en vérité, vous me feriez passer pour un jaloux.

MADAME DUPARC, bas à madame Bazin.

À demain matin, nous verrons madame Jacob.

TOUS ENSEMBLE.

Bonsoir, bonsoir.

 

 

ACTE IV

 

La scène est toujours chez Bazin.

 

 

Scène première

 

MADAME JACOB, MADAME BAZIN, MADAME DUPARC

 

MADAME ЈАСОВ.

Oui, mesdames, à sept heures du matin, M. Lecoq est venu me raconter toutes ses bonnes fortunes de cette nuit.

MADAME DUPARC.

Elles n’ont pourtant pas été bien brillantes.

MADAME JACOB.

Il a passé une partie de la nuit dans cette chambre, à votre porte, dans votre escalier, sous vos fenêtres, pour ne rencontrer partout que des maris et réveiller toute la maison ; et une petite pluie froide qui a duré jusqu’au jour l’a percé jusqu’aux os ; mais c’est égal, il est enchanté !

MADAME BAZIN.

Bon jeune homme ! il est facile à enchanter !

MADAME JACOB.

D’abord, il est sûr de vous ; mais il ne veut plus de rendez-vous dans la maison ; la présence des maris les rend trop dangereux. Je suis chargée de vous proposer de vous rendre toutes les deux chez moi, ce matin, pendant que votre mari sera à l’audience et le vôtre à sa classe.

MADAME BAZIN.

À quoi bon ce rendez-vous ?

MADAME JACOB.

Il ne vaudrait rien si nous ne trouvions pas le moyen d’y amener vos maris.

MADAME DUPARC.

Pour le mien, rien de si facile.

MADAME BAZIN.

Oui ; mais le mien, impossible. C’en est fait, après la scène d’hier, il faut y renoncer.

MADAME JACOB.

Y renoncer ! Fi donc ! Une apparence plus forte, une espèce d’aveu de votre part... Vous me parliez hier d’un journal de toutes vos actions, de toute votre conduite.

MADAME BAZIN.

Eh bien ?

MADAME JACOB.

L’avez-vous continué jusqu’à ce jour ?

MADAME BAZIN.

Ennuyée de n’avoir à écrire que mon éternel amour, son excessive suffisance, je l’ai interrompu.

MADAME JACOB.

À merveille ! où est-il ce registre ?

MADAME BAZIN.

Là, dans mon cabinet.

MADAME JACOB.

Bon ! Je veux le continuer, moi.

MADAME BAZIN.

Mais comment faire tomber ce journal entre ses mains ?

MADAME JACOB.

Il ne s’agit que de le mettre sur la voie.

MADAME DUPARC.

Voici mon mari qui vient dans cette chambre avec le vôtre.

MADAME JACOB.

Eh ! vite, venez avec moi.

MADAME BAZIN.

En vérité, vous me faites faire tout ce que vous voulez.

MADAME DUPARC.

Je suis curieuse de voir ce qu’elle va lui dicter.

Elles entrent toutes les trois dans le cabinet.

 

 

Scène II

 

DUPARC, BAZIN

 

DUPARC.

Ma femme est sans doute chez vous, mon cher Bazin ? Je causais avec elle, lorsqu’un maudit plaideur est venu m’accabler de ses doléances, comme si j’étais un homme qu’on sollicitât.

BAZIN, lui montrant la porte vitrée de l’appartement de sa femme.

Tenez, la voilà dans l’appartement de ma femme.

DUPARC, regardant.

Avec une autre femme ! Qu’est-ce que c’est que cette autre femme ?

BAZIN.

Je ne la connais pas ; voilà la première fois que je l’aperçois.

DUPARC.

Comment ! mon ami, vous souffrez que votre femme voie une femme que vous ne connaissez pas ?

BAZIN.

Et pourquoi pas ?

DUPARC.

Et vous n’êtes pas déjà allé vous informer de l’état, du nom de cette femme, du motif de sa visite ?

BAZIN.

Et pourquoi donc ? Ma femme ne serait-elle pas en droit de s’offenser d’une pareille enquête ?

DUPARC, s’avançant vers le cabinet.

Oh bien ! que la mienne s’en offense ou non... je vais...

BAZIN, le retenant.

Arrêtez, mon voisin, vous êtes chez moi, et je ne souffrirai pas qu’on se permette de déranger...

DUPARC.

Ah ! que toutes les femmes vous doivent des remerciements pour la manière dont vous prenez les choses ! Vous devriez faire un petit code de morale et de patience à l’usage des maris.

Regardant la porte.

Mais ces dames parlent vivement. Allons, je suis sur le tapis. Il est question de moi, je le parie.

BAZIN.

Point du tout. On ne pense pas à vous peut-être.

DUPARC.

Ah ! l’on ne pense pas à moi ? En effet, suis-je digne qu’on s’occupe de moi ?

BAZIN.

C’est de moi qu’on parle.

DUPARC.

Ma femme s’applaudit sans doute du rôle qu’elle a joué depuis hier. Dieu sait les sarcasmes qu’on lance sur les pauvres maris ! Et vous souffrez cela de sang-froid ? Mais je ne serai pas si patient, morbleu !

BAZIN.

Eh ! mon ami, laissez votre femme tranquille. On s’occupe de moi, vous dis-je. Ma femme vante ma douceur, ma confiance ; elle cite ma dernière traduction dans le fait, elle m’a fait honneur dans le monde, et cela lui a inspiré un respect, une vénération pour son mari... Votre femme, tout en vous rendant justice, soupire tout bas ; et leur bonne amie, que je ne connais pas, mais qui paraît une personne judicieuse et sensée, plaint la vôtre, et félicite la mienne.

DUPARC.

Oui, c’est parfaitement arrangé, mais votre entêtement me force à vous le dire : Votre femme... Je ne voudrais pas pour tout au monde qu’il me fût arrivé une scène semblable à celle qui s’est passée entre Lecoq et vous.

BAZIN.

Ma foi, mon cher ami, les confidences que ce Lecoq m’a faites...

DUPARC.

Ah ! oui, si vous entendiez tous les raisonnements que fait là-dessus le cher Desgraviers.

BAZIN.

Ah ! sans doute ! Desgraviers ! jugeant tous les hommes d’après lui, et toutes les femmes d’après les siennes... Ah ! les voilà qui sortent de chez madame Bazin.

 

 

Scène III

 

DUPARC, BAZIN, MADAME JACOB, MADAME BAZIN, MADAME DUPARC

 

MADAME JACOB, remettant le journal à madame Bazin.

Le voilà bien, très bien.

MADAME DUPARC

Ah, mon Dieu ! les voilà tous les deux !

DUPARC, à Bazin.

Ne trouvez-vous pas qu’elles ont toutes trois l’air interdit, embarrassé ?...

MADAME JACOB, à madame Duparc.

Courez au-devant du vôtre, redoublez de caresses et d’amitiés.

À madame Bazin.

Vous, sans faire attention à votre mari, serrez ce journal dans le secrétaire, et laissez la clef comme nous en sommes convenues.

MADAME BAZIN.

Bon.

MADAME DUPARC, allant à son mari.

Ah ! te voilà, mon ami, pardon ; j’allais te retrouver. C’est madame Bazin qui m’a fait prier de descendre. Tu n’es pas fâché ?

DUPARC.

Du tout, ma chère amie.

À part.

Elle paraît sincère cependant.

MADAME DUPARC.

Mais tu as un rapport à faire aujourd’hui à ton tribunal. Le chocolat doit être prêt ; viens.

À madame Bazin.

Sans adieu, ma voisine.

À madame Jacob.

Votre très humble servante, madame.

DUPARC.

Je te suis.

À Bazin.

Puisque cette femme reste, tâchez de savoir d’elle et de votre femme le motif de sa visite, par amitié pour moi.

BAZIN.

Soit, puisque vous le voulez.

Duparc sort.

 

 

Scène IV

 

BAZIN, MADAME JACOB, MADAME BAZIN

 

MADAME JACOB, à madame Bazin.

Laissez-moi seule avec lui.

MADAME BAZIN.

Bon.

Haut.

Donnez-vous la peine de vous asseoir, madame.

BAZIN, approchant un fauteuil.

Et moi qui laissais madame debout ! Madame est une de tes amies ?

MADAME JACOB.

Je n’ose pas encore me donner ce titre.

MADAME BAZIN, à madame Jacob.

Mille pardons, si je vous laisse ; les soins du ménage...

MADAME JACOB.

Je serais désespérée de vous gêner, Madame.

BAZIN.

Tu ne me dis rien, ma bonne amie ?

MADAME BAZIN, d’un air fâché.

Que voulez-vous que je vous dise ?

BAZIN.

Tu as un air tout fâché ?

MADAME BAZIN.

Faites-moi l’amitié de tenir compagnie à madame.

BAZIN.

Volontiers. Mais encore...

MADAME BAZIN.

Je reviens à l’instant.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

BAZIN, MADAME JACOB

 

BAZIN, à part.

Elle est piquée ; c’est toujours l’aventure d’hier au soir. Oh ! elle reviendra.

MADAME JACOB, à part.

Voyons venir notre homme, et tâchons de le bien amener au point que nous désirons.

BAZIN, à part.

Allons, pour satisfaire ce pauvre Duparc, tâchons un peu de savoir quelle est cette femme.

MADAME JACOB.

Vous devez vous trouver bien heureux, monsieur Bazin, d’avoir une femme aussi aimable ?

BAZIN.

Très heureux mais pardon, c’est la première fois que j’ai le plaisir de vous voir. À qui donc, s’il vous plaît, ai-je l’honneur de parler ?

MADAME JACOB.

Je suis madame Jacob, assez connue dans Paris.

BAZIN.

Cette madame Jacob chez qui ma femme s’est rendue hier matin ?

MADAME JACOB.

Précisément.

BAZIN.

Et vous êtes venue...

MADAME JACOB.

Rendre compte à madame du résultat de mes opérations.

BAZIN.

Diable ! mais c’est sérieux.

MADAME JACOB.

Monsieur ne croit pas à la chiromancie ?

BAZIN.

Pardonnez-moi, madame, j’y crois.

MADAME JACOB.

Les hommes doutent, et se moquent de notre art.

BAZIN.

Les femmes vous rendent plus de justice.

MADAME JACOB.

Ont-elles tort ? Demandez à votre épouse ; en un instant j’ai deviné tous ses secrets ; et elle a été frappée de voir toutes mes révélations conformes à un certain journal de toutes ses actions.

BAZIN.

Ah ! oui ; c’est moi qui lui ai conseillé de tenir ce journal.

MADAME JACOB.

Excellente précaution !

BAZIN.

Vous me faites penser qu’il y a longtemps que je ne lui en ai demandé communication.

MADAME JACOB.

Vous avez eu tort.

BAZIN, gaiement.

Parbleu ! madame Jacob, je n’aurais pas été vous chercher ; mais puisque vous voilà, il me prend fantaisie de savoir ma bonne aventure.

MADAME JACOB, très sérieusement.

Avez-vous confiance ?

BAZIN.

Confiance ? oui. Oui, vous dis-je. Vous faut-il une table, des cartes ?

MADAME JACOB, d’un ton emphatique.

Inutile. Je lis dans vos yeux, dans vos traits, dans votre physionomie. Le passé nous révèle l’avenir. L’homme qui m’interroge a des talents, de l’instruction. Sa femme l’a épousé par amour, trop heureuse de donner sa main et sa fortune à un professeur célèbre, dont les traductions et les élèves sont également admirés.

BAZIN, à part.

Elle ne manque pas d’esprit cette femme-là.

MADAME JACOB.

Un seul défaut ternit toutes ces belles qualités : amour-propre qui serait insupportable dans tout autre. Il a bien fait hier de ne pas croire aux apparences, lorsqu’un fat s’établissait en maître chez lui.

BAZIN.

Quoi ! Vous savez...

MADAME JACOB.

Je sais tout.

BAZIN.

Diantre !

MADAME JACOB.

Il dépend de lui d’être heureux ; qu’il s’occupe un peu plus de sa femme. S’il néglige les avis de la prophétesse, quand la lune croîtra, perte de fortune, procès, embarras de ménage ; ce n’est plus l’homme par exception, il rentre dans le commun des maris ; divorce, chagrins, la réputation se perd, les traductions sont interrompues, les honnêtes gens le plaignent tout bas, les malins s’en moquent tout haut, et les écoliers le montrent au doigt dans la classe. Je vous laisse à deviner si c’est à la force de mon art, aux confidences de votre femme, ou à la lecture de son journal, que je dois la connaissance de tout ce que je viens de vous révéler... La voiture que j’attendais est arrivée ; votre très humble servante, M. Bazin ; faites agréer, je vous prie, mes adieux à madame.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

BAZIN, seul

 

Quelle volubilité ! il y a du bon cependant dans ce qu’elle m’a dit. Au fait, j’ai quelques reproches à me faire ; il paraît que ma femme lui aura parlé de ce journal. Parbleu ! je suis curieux...

 

 

Scène VII

 

BAZIN, MADAME BAZIN

 

BAZIN.

Ah ! c’est toi ?

MADAME BAZIN.

Moi-même.

BAZIN.

Tu me boudes toujours ?

MADAME BAZIN.

Pas du tout ; vous êtes un homme charmant. Où est donc madame Jacob ?

BAZIN.

Elle vient de sortir. Elle a beaucoup d’affaires cette femme-là. Tu ne m’avais pas dit que c’était cette devineresse ?

MADAME BAZIN.

Vous êtes si curieux ! M’aviez-vous demandé qui elle était ?

BAZIN.

Elle a beaucoup d’esprit.

MADAME BAZIN.

Trouvez-vous ?

BAZIN.

Beaucoup, beaucoup.

MADAME BAZIN.

Vous en parlez avec un feu...

BAZIN.

Ne vas-tu pas t’aviser d’être jalouse de madame Jacob ?

MADAME BAZIN.

Moi ! ah ! mon Dieu, non.

BAZIN.

Allons, allons, apaise-toi.

MADAME BAZIN.

Je ne me fâche pas.

BAZIN.

Tiens, ma chère amie, je sens vraiment que ma conduite avec toi n’est pas telle qu’elle devrait être ; et, comme je le disais hier, j’en veux changer ; oui, je veux devenir tendre, assidu, l’homme aux petits soins.

MADAME BAZIN.

Tout comme il vous plaira, monsieur.

BAZIN.

Et pour commencer, pour te prouver que je ne veux plus m’occuper que de toi, tout en déjeunant ici, je te prierai de me procurer la lecture de ton journal.

MADAME BAZIN.

De mon journal !

BAZIN.

Oui, ce registre exact et fidèle de toutes tes actions dont je me reproche de ne t’avoir pas demandé plus souvent la lecture.

MADAME BAZIN.

Vous avez raison de vous le reprocher ; et cette indifférence de votre part est cause que je ne l’ai pas continué.

BAZIN.

Bah ! tu as eu tort.

MADAME BAZIN.

Il y a plus de quinze jours que je l’ai interrompu.

BAZIN.

Quinze jours, c’est une bagatelle ; que je lise au moins jusque-là.

MADAME BAZIN.

Mais de quoi vous avisez-vous, monsieur, de demander aujourd’hui ce journal ?

BAZIN.

Moi, je crois te faire ma cour.

MADAME BAZIN.

Vous vous trompez, monsieur, et cette attention est un peu trop tardive.

BAZIN.

Il n’est jamais trop tard pour reconnaître et réparer ses torts ; c’est une jouissance que je veux me procurer, d’ailleurs tu auras confié au papier tout ce que tu as fait, dit et pensé pendant mon absence ; il me sera bien doux de voir avec quelle impatience tu désirais mon retour. Donne-le-moi donc.

MADAME BAZIN.

C’est qu’en vérité... je ne sais seulement pas ce qu’il est devenu.

BAZIN.

Jusqu’à présent tu l’as toujours serré dans ce secrétaire.

MADAME BAZIN.

Il est vrai, mais... je ne sais pas ce que j’ai fait de la clef.

BAZIN.

Qu’est-ce que tu dis ? La voilà cette clef que tu as laissée à la serrure.

MADAME BAZIN.

Pardon, j’y avais si peu pris garde.

BAZIN, en s’asseyant.

Allons, apporte-le-moi.

MADAME BAZIN.

Mais en vérité, monsieur, jamais vous ne m’avez paru aussi curieux qu’aujourd’hui ; il faut convenir que les femmes sont bien malheureuses, et les hommes bien injustes ; ou froids jusqu’à l’indifférence, ou exigeants jusqu’à la tyrannie.

BAZIN.

Madame, vous le savez, je ne suis ni un tyran, ni un jaloux ; mais, prenez-y garde, plus j’aurai eu de bonne foi, plus je serais furieux si jamais je m’apercevais que j’eusse été trompé dans ma confiance.

MADAME BAZIN.

Eh bien vous m’enchantez en me parlant de la sorte.

BAZIN.

Comment, madame ? vous moquez-vous de moi !... Eh ! mais, oui, c’est un jeu ; je n’en doute pas, tu veux rire, voir s’il est impossible de me donner de la jalousie : eh bien ! te voilà contente, ma chère, tu vois que j’en suis susceptible comme un autre. Tu le sais, quand je t’engageai à l’entreprendre, ce journal devait faire les délices de nos soirées. Allons, voilà le moment arrivé, et je ne doute pas que la lecture n’en soit très amusante pour nous.

Il fait un pas vers le secrétaire.

MADAME BAZIN.

Monsieur, c’est un abus de confiance, que sans doute vous ne vous permettrez pas.

BAZIN, ouvrant le secrétaire.

Pardonnez-moi, madame ; très certainement je me le permettrai ; un mari n’a-t-il pas droit aux secrets de sa femme ?

Prenant le journal.

Ah ! je le tiens, je le vois, je le reconnais.

MADAME BAZIN.

Monsieur, au nom du ciel, ne le lisez pas ; pourquoi se chercher des chagrins ?

BAZIN.

Se chercher des chagrins ! que dites-vous, madame ? Voyons donc ce qu’il contient de si chagrinant, ce journal.

MADAME BAZIN.

Souvenez-vous des plaintes que je vous ai adressées sur votre négligence ; une femme n’est-elle pas bien digne d’excuse ?...

BAZIN.

Bien digne d’excuse... Voyons, voyons.

Il lit.

« Du vingt-huit. M. Lecoq profitant du moment où il me trouve seule, me déclare son amour ; je venais de recevoir une lettre de mon mari. Quelque froide que fût son épître, il avait daigné me donner de ses nouvelles, j’étais heureuse. M. Lecoq n’eut pas à se louer de ma réponse, ou plutôt de mon silence, car à peine lui dis-je deux mots... » Eh bien !... c’est se conduire en femme honnête, prudente. Et pourquoi donc ne voulais-tu pas que je visse ce journal ? Était-ce pour aiguillonner mon amour ? Était-ce pour ne pas me laisser voir toute l’étendue de ton attachement ?

MADAME BAZIN.

Ingrat ! méritez-vous en effet tout l’amour qu’on a pour vous ?

Voulant reprendre le journal.

Mais, c’en est assez, rendez-moi ce journal.

BAZIN.

Non pas.

MADAME BAZIN.

Croyez-moi, n’allez pas plus loin.

À part.

Il me fait rire avec sa confiance.

BAZIN, lisant.

« Du trente[3]. Le hasard me fait assister à la célébration des mariages. La joie et l’amour qui brillent dans les yeux de tous ces jeunes époux, l’empressement des maris auprès de leurs femmes, me font faire malgré moi un triste retour sur moi-même ; je pense à l’indifférence, à la froideur de mon mari... » Oh ! voilà des reproches mérités, mais je veux me corriger ; oui, je me corrigerai.

Continuant sa lecture.

« M. Lecoq, qui me suit partout, se présente à mes yeux. Involontairement, je le trouve plus aimable que la veille... » Comment, madame, vous le trouvez plus aimable ?

MADAME BAZIN.

Vous avez voulu lire, mais de grâce...

Elle essaie de reprendre le journal.

BAZIN.

Non, madame, je lirai jusqu’au bout...

Continuant de lire.

« Du premier... » C’était avant-hier. « M. Lecoq revient me voir, j’étais seule, attendrie par la lecture d’un des romans les plus intéressants qu’on puisse faire ; il me presse, il est éloquent. Je n’avais pas reçu de lettre de mon mari ; je ne peux m’empêcher de le plaindre, il se jette à mes genoux. Il... » des mots effacés... « il me prend la main... je... il... » Ciel ! la page déchirée au milieu de la phrase ! Perfide ! ingrate !

MADAME BAZIN.

Qu’avez-vous donc, et pourquoi ces noms injurieux ?

BAZIN.

Pourquoi ? je vous trouve bien hardie ; des mots effacés, comme si vous aviez craint... la page déchirée, comme si vous aviez rougi... Mais, quoi ! c’est peut-être le hasard ; que dis-je ? ce qui précède ne suffit-il pas pour justifier mon courroux ?

MADAME BAZIN.

Voyez que vos procédés seuls...

BAZIN.

Mes procédés ! Ah ! Clémence, vous m’avez pu tromper ! vous !

MADAME BAZIN, à part.

Eh quoi ! au lieu d’éclater, il s’attendrit ; il est temps de le désabuser.

Haut.

Mon ami, ne crois pas...

BAZIN.

Comment, madame, que je ne croie pas...

 

 

Scène VIII

 

BAZIN, MADAME BAZIN, DESGRAVIERS

 

DESGRAVIERS.

Ah ! vous voilà, mon cher Bazin !

BAZIN.

Ciel ! Desgraviers. Ah ! cachons cet odieux papier.

Il cache précipitamment le journal dans sa poche.

MADAME BAZIN.

Avant de le serrer, permettez que je vous explique...

BAZIN.

Eh quoi ! y pensez-vous ? devant M. Desgraviers !

MADAME BAZIN.

Eh ! qu’importe !

BAZIN.

Comment ! qu’importe ! Pour votre honneur, taisez-vous.

DESGRAVIERS.

Qu’avez-vous donc ?

BAZIN, affectant un air gai.

Rien, rien... du tout.

MADAME BAZIN.

Pardonnez-moi... je veux...

BAZIN.

Sortez, madame ; au nom du ciel, sortez.

MADAME BAZIN.

Non, souffrez...

BAZIN.

Vous voulez donc que tout l’univers apprenne... Encore une fois, sortez.

MADAME BAZIN, à part.

Allons voir avec madame Jacob ce qui nous reste à faire.

BAZIN, à part.

Il ne lui manquait plus que de dévoiler...

 

 

Scène IX

 

BAZIN, DESGRAVIERS

 

DESGRAVIERS.

Mais vous paraissez fort en colère ?

BAZIN, se contraignant.

Petite querelle de ménage, reproche d’amour. Que voulez-vous ?

DESGRAVIERS.

Je viens d’apprendre une nouvelle qui concerne vous et Duparc ; vous ne me croirez pas, vous, d’après cette belle confiance que vous avez dans votre femme ?

BAZIN.

Que j’ai dans ma femme !

DESGRAVIERS.

Duparc me croira, lui ; il est certainement trop ombrageux, trop défiant ; mais peut-être un excès de cette nature est-il moins déraisonnable que le vôtre.

BAZIN.

Oh ! sans doute ; mais, de grâce, dites-moi...

DESGRAVIERS.

D’après la perversité qui règne parmi les hommes...

BAZIN.

Et parmi les femmes, mon ami. Ah ! oui, vous avez bien raison ; plus de mœurs, tout est renversé, bouleversé dans la nature...

DESGRAVIERS.

Voilà de l’exagération ! il ne faut pas croire que l’État soit perdu parce que votre ménage est un peu troublé.

BAZIN.

De grâce, hâtez-vous de m’apprendre...

DESGRAVIERS.

Vous me connaissez assez pour être persuadé que c’est bien involontairement que j’ai appris ce que je vais vous révéler.

BAZIN.

Ah ! je le sais ! Vous n’êtes ni curieux, ni tracassier, ni bavard ; mais venons au fait.

DESGRAVIERS.

J’aime à voir que vous me rendiez justice ; j’étais à ce café où nous avons fait cette partie de trictrac hier au soir.

BAZIN.

Eh bien ?

DESGRAVIERS.

Que je n’ai perdue que par étourderie.

BAZIN.

Oui, par étourderie. Après ?

DESGRAVIERS.

Nous parlions des affaires publiques, suivant l’usage du déjeuner, lorsque Lecoq est entré.

BAZIN.

Lecoq !

DESGRAVIERS.

Oui, ce Lecoq que vous ne voulez pas absolument croire l’amant de votre femme. Il fit bientôt changer la conversation ; c’est un homme qui ne sait parler que de ses bonnes fortunes.

BAZIN.

Eh bien ?

DESGRAVIERS.

Eh bien... mais je voudrais que Duparc fût ici, car le fait le regarde autant que vous.

BAZIN.

Eh bien ! soyez content, tenez, c’est Duparc que j’entends : mais, de grâce, maintenant soyez bref.

 

 

Scène X

 

BAZIN, DESGRAVIERS, DUPARC

 

DUPARC.

Eh bien ! mon ami, vous avez causé avec votre femme ; de mon côté j’ai interrogé la mienne. Voyons si leurs réponses s’accordent. Quelle est cette femme inconnue qui est venue les voir ce matin ?

BAZIN.

Madame Jacob, cette devineresse chez laquelle elles se sont transportées toutes les deux.

DUPARC.

Précisément. Voilà l’aveu que ma femme vient de me faire. Allons, malgré ma jalousie, il me faudra croire à cette fureur de tendresse qui l’a prise depuis hier.

DESGRAVIERS.

Madame Jacob ! ciel ! comme tout coïncide, et comme la Providence permet que tout se découvre ! Il m’en coûte de vous affliger, mes voisins, mais il le faut, je le dois. Ce Lecoq, après s’être vanté de ses deux rendez-vous de la nuit dernière, dérangés par les maris, se félicitait d’en avoir de nouveaux ce matin, et pour le coup bien à l’abri de ces jaloux, de ces... Dieu sait, mes voisins, comme il vous traite ! Et chez qui ces nouveaux rendez-vous ? chez cette madame Jacob à la Chaussée d’Antin.

BAZIN.

Ciel !

DUPARC.

Est-il possible ?

BAZIN.

Allons, mon malheur est avéré, connu même dans le quartier ; je n’ai plus de ménagements à garder. Mon cher Duparc, vous qui êtes un juge, et un bon juge, de grâce, indiquez-moi les moyens les plus prompts de parvenir au divorce.

DESGRAVIERS.

Au divorce ! Est-ce vous, grands dieux ! qui tenez un pareil langage ?

DUPARC.

Au divorce ! Fi ! mon voisin ! dans mes plus forts accès, je n’ai jamais eu cette odieuse pensée.

BAZIN.

Mais auparavant je le verrai, ce perturbateur de la paix des ménages ; il apprendra qu’un professeur de belles-lettres ne se laisse pas outrager impunément.

DUPARC.

Je commençais à me convaincre si bien de la vertu de ma femme !

BAZIN.

C’est chez cette maudite sorcière, à la Chaussée d’Antin ! Ah ! parbleu, j’y serai !

DUPARC.

Et moi aussi j’y serai ; et nous verrons !

DESGRAVIERS.

Doucement, mes chers voisins, apaisez-vous. Tenez, depuis hier j’ai fait de très graves réflexions. Ce double rendez-vous me rappelle mon aventure... avec ma troisième femme, celle dont je suis séparé... Je lui surprends un jour une lettre... une lettre terrible... Confiant avec ma première femme, je n’avais rien vu. Esclave d’un faux point d’honneur avec la seconde, j’avais tout vu, je n’avais rien dit. Jaloux avec la troisième, je ne cherche point d’autres preuves ; je quitte Paris, et je ne sais ce qu’elle est devenue. Je ne m’étais jamais avisé de penser que peut-être j’avais eu tort. C’est cette nuit, au milieu de mes réflexions solitaires, que pour la première fois... Enfin je voudrais savoir au moins à quoi m’en tenir sur elle, comme sur les deux autres.

BAZIN.

Oui, mon ami, vous pouvez avoir eu tort ; mais, moi, certainement je ne l’ai pas, et j’irai chez madame Jacob...

DUPARC.

Et moi aussi j’irai.

DESGRAVIERS.

Non, vous n’irez pas. Vous êtes trop vifs ; vous vous croyez outragés, vous feriez des scènes. C’est moi qui dois et qui veux aller chez madame Jacob.

DUPARC et BAZIN.

Vous ?

DESGRAVIERS.

Votre situation me touche ; je suis de sang-froid ; je ne suis pour rien dans l’affaire. Je verrai cette femme, et fût-elle cent fois plus habile, je vous réponds de découvrir la vérité.

BAZIN.

Non, je veux moi-même...

DESGRAVIERS.

Vous pouvez me suivre, m’attendre à quelque distance, dans un café, dans une voiture, et s’il est à propos, j’irai vous avertir ; vous paraîtrez.

BAZIN.

Oui, certainement, nous paraîtrons, nous confondrons les coupables.

DUPARC.

Au moins, puisque vous voulez parler à cette femme avant nous, ne perdons pas de temps, car je brûle d’éclaircir...

BAZIN.

Non, ne perdons pas de temps.

DESGRAVIERS.

Partons, et croyez-moi, rapportez-vous-en à mon amitié, à mes lumières, et surtout à mon expérience de trois mariages.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente un jardin ; sur un côté, une petite porte donnant sur une rue ; de l’autre, un pavillon. La scène est chez madame Jacob.

 

 

Scène première

 

LEDOUX, MADAME JACOB, MADAME DUPARC, MADAME BAZIN

 

On frappe à la petite porte.

LEDOUX, traversant le théâtre pour aller ouvrir.

Ah ! voilà madame ; il était temps : ma foi je ne saurais suffire à répondre à toutes les personnes qui l’attendent.

MADAME JACOB.

Entrez, mesdames, entrez.

MADAME BAZIN.

Vous croyez qu’ils ne nous auront pas vues ?

MADAME JACOB.

Point d’inquiétude. Eh bien ! Ledoux ?

LEDOUX.

Ah ! madame, un monde terrible ; des vieilles, des jeunes, des grandes, des petites, des élégantes, des ouvrières, des femmes, des filles qui se disputent à qui passera la première quand vous arriverez.

MADAME JACOB.

Et M. Lecoq, ce beau brun qui est venu hier après ces dames ? il n’a pas paru ?

LEDOUX.

Pardonnez-moi, madame ; et cet autre aussi que je prenais pour un espion.

MADAME JACOB.

Mon cher Desgraviers ! Nous nous verrons enfin.

LEDOUX.

Je ne sais pas son nom ; mais c’est égal, il est venu, et, malgré toutes mes précautions, ils se sont presque rencontrés. Mais il n’y a pas de danger ; on aurait dit qu’ils se cachaient l’un de l’autre. Je les ai remis tous deux à un quart d’heure, comme madame me l’avait recommandé.

MADAME JACOB.

Dès que M. Lecoq arrivera, dites que je l’attends au jardin. N’introduisez M. Desgraviers qu’après son départ, et renvoyez tout le reste à demain.

LEDOUX.

À demain ? Ce ne sera pas facile, entre nous. Ah ! mon Dieu ! comme les gens sont donc curieux et crédules !

Il sort.

 

 

Scène II

 

MADAME JACOB, MADAME DUPARC, MADAME BAZIN

 

MADAME JACOB.

Vous voyez qu’ils ne nous feront pas attendre.

MADAME DUPARC.

Avez-vous remarqué en passant la voiture où nos maris sont restés en sentinelle ?

MADAME BAZIN.

Je tremblais qu’ils ne nous aperçussent.

MADAME DUPARC.

Comme ils ont changé depuis hier ! Sur le visage de Duparc, ce n’est plus qu’un reste d’inquiétude.

MADAME BAZIN.

Et mon pauvre Bazin ! qu’est devenu son air vainqueur ?

MADAME JACOB.

Et l’air consolateur, empressé, affairé du pacifique Desgraviers ? Bientôt tu ne prendras plus tant d’intérêt aux affaires des autres, cher mari de trois femmes !

 

 

Scène III

 

MADAME JACOB, MADAME DUPARC, MADAME BAZIN, LEDOUX

 

LEDOUX.

Voilà M. Lecoq qui marche sur mes pas.

MADAME BAZIN.

Je ne veux pas le voir.

MADAME DUPARC.

Ni moi non plus.

MADAME JACOB.

Passez toutes les deux dans ce pavillon.

MADAME DUPARC.

Je vous le recommande.

MADAME BAZIN.

Ne l’épargnez pas.

Elles entrent dans le pavillon.

 

 

Scène IV

 

MADAME JACOB, LEDOUX

 

LEDOUX.

Dépêchez-vous de l’expédier, car l’autre sonnait au moment où j’accourais.

MADAME JACOB.

Faites-le entrer et attendre jusqu’au départ de M. Lecoq.

LEDOUX.

Bon.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MADAME JACOB, LECOQ

 

LECOQ.

Ah ! c’est vous, belle dame ; il y a une heure que je suis dans votre quartier à attendre votre retour. Eh bien ! viendront-elles ?

MADAME JACOB.

Tout ce qui s’est passé hier au soir, ces rencontres avec les maris, vos confidences à chacun d’eux avaient altéré le léger sentiment de préférence qu’elles éprouvaient pour vous ; car ce sont des femmes vertueuses, et ce n’est que votre conversation qu’elles aiment.

LECOQ.

Ma conversation ! je parle si bien ! c’est tout simple. Viendront-elles ?

MADAME JACOB.

Que d’obstacles ! D’abord, les maris qui les obsèdent sans cesse ; ensuite chacune a découvert que vous aimiez l’autre ; de là, grande colère, grande jalousie.

LECOQ.

La jalousie ! elle amène l’amour ; vous le disiez hier.

MADAME JACOB.

Vous entendez bien que j’ai dit à celle-ci qu’elle était préférée ; à celle-là que vous ne faisiez la cour à l’autre que pour mieux cacher vos véritables sentiments ; enfin j’ai levé tous les scrupules ; dans un quart d’heure elles seront ici.

LECOQ.

Dans un quart d’heure ! ici ! Vous êtes adorable !

MADAME JACOB.

Mais elles ne viennent, m’ont-elles dit, que pour éclater en reproches contre le perfide, l’ingrat qui a cru pouvoir les tromper : elles sont étonnées de votre présomption, de votre fatuité ; ce sont leurs propres expressions.

LECOQ.

Oh ! quand les femmes vous aiment, elles ne vous épargnent pas les injures.

MADAME JACOB.

Mais voyez ce petit brasseur, disait madame Bazin, parce qu’il a séduit, trompé quelques grisettes, s’adresser à une femme comme moi ! Plus vain que M. Bazin, plus jaloux que M. Duparc, il a tous leurs défauts sans avoir leurs qualités.

LECOQ.

Oui, mais ce sont des maris.

MADAME JACOB.

S’imaginer que je suis malheureuse avec mon mari, disait madame Duparc ; c’est avec un mauvais sujet de son espèce que je serais vraiment infortunée.

LECOQ.

Oh ! entre nous, je ne vaux pas grand’chose ; elle a raison.

MADAME JACOB.

Ce qu’il y a d’embarrassant, c’est que, suivant les apparences, elles vont se trouver ici toutes les deux en même temps.

LECOQ.

Tant mieux ! elles vont se disputer, il faudra faire le conciliateur. Il me vient une idée : il faut les réunir à table ; Bacchus et l’Amour ont toujours été bons amis : vous me prêtez votre maison ; je commande un grand repas chez Rose, votre voisin ; grande chère, bon vin, nous nous amuserons.

MADAME JACOB.

Volontiers. Donnez vos ordres en conséquence.

LECOQ.

Je me charge du dessert. Nos belles vont arriver ; heureusement j’ai un cabriolet, je vole et je reviens. Sans adieu, trop aimable enchanteresse. Oh ! cela va faire un bruit du diable ; c’est charmant, divin, délicieux !

Il sort.

MADAME JACOB, seule.

Le fat ! il ne s’est pas aperçu que je me moquais de lui. Le bandeau de l’amour-propre est encore plus épais que celui de l’amour.

 

 

Scène VI

 

MADAME JACOB, LEDOUX

 

LEDOUX.

Peut-on faire entrer monsieur... monsieur Desgraviers, comme vous l’appelez ? Il est là.

MADAME JACOB.

Faites-le passer ici ; et dans la conversation que vous allez avoir avec lui, donnez-lui à entendre que M. Lecoq me fait la cour.

LEDOUX.

À vous, madame ?

MADAME JACOB.

Oui, et que je reçois ses soins avec complaisance ; mais tout cela d’une manière bien précise, bien positive.

LEDOUX.

Laissez-moi faire ; ah ! l’on se forme à mentir dans une maison comme celle-ci.

Il sort.

MADAME JACOB, seule.

Je suis bien faite aussi pour inspirer de tendres sentiments à M. Lecoq. Sortons, voici M. Desgraviers.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

DESGRAVIERS, LEDOUX

 

DESGRAVIERS.

Ah ! elle est rentrée enfin ! Eh bien ! où est-elle donc cette femme qui se fait tant désirer ?

LEDOUX.

Tout à l’heure vous l’allez voir paraître ; elle prépare ses expériences.

DESGRAVIERS.

Ses expériences ! Pourquoi descendre au jardin ? ne pas me recevoir dans son appartement ?

LEDOUX.

C’est ici qu’elle reçoit ses amis quand il fait beau comme aujourd’hui.

DESGRAVIERS.

Ses amis ! Je ne la connais pas.

LEDOUX.

Je veux dire les honnêtes gens, ou du moins ceux qui le paraissent comme vous.

DESGRAVIERS.

Vous ne parliez pas si poliment hier, quand vous me refusiez la porte.

LEDOUX.

Ah dame ! hier n’est pas aujourd’hui.

DESGRAVIERS, à part.

Si j’interrogeais ce valet ?

LEDOUX, à part.

Comment l’amener à parler de cet autre, de M. Lecoq ?

DESGRAVIERS.

Votre maîtresse est bien habile, n’est-ce pas, mon ami ?

LEDOUX.

C’est surprenant, monsieur ; ce ne sont pas seulement des femmes qui viennent nous consulter ; il nous vient des hommes. Oh mais ! des hommes d’esprit ; je m’y connais, moi, parce qu’à cet Opéra j’en ai tant vu : des musiciens qui demandaient des poèmes, des poètes qui demandaient des décorations.

DESGRAVIERS.

Il me semble, lorsque je suis entré, que j’ai vu sortir un homme de bonne mine, que j’ai cru reconnaître ; n’était-ce pas...

LEDOUX.

M. Lecoq.

DESGRAVIERS.

Ah ! il vient aussi consulter les devineresses ?

LEDOUX.

Ah ! c’est une affaire à part ; une consultation comme il n’y en a pas.

DESGRAVIERS, à part.

Nous y voilà. Pauvre Duparc ! pauvre Bazin !

LEDOUX.

C’est que, voyez-vous, madame est dans la fleur de la jeunesse.

DESGRAVIERS.

Je le sais, et on la dit fort jolie.

LEDOUX.

C’est une honnête femme, au moins ; mais nous n’en avons pas moins nos soupirants.

DESGRAVIERS.

Comment ! est-ce que monsieur Lecoq lui aurait fait entendre que sa beauté l’a touché ?

LEDOUX.

Et pourquoi pas ?

DESGRAVIERS.

En vérité ?

LEDOUX.

Enfin je sais ce que je sais ; suffit que c’est une affaire très avancée. Madame est un excellent parti, et M. Lecoq est vraiment aimable ; du moins, madame le trouve tel.

DESGRAVIERS.

Que votre maîtresse prenne garde à cet homme-là, mon ami ; il la trompe.

LEDOUX.

On ne trompe pas madame. Mais la voici, je vous laisse.

Madame Jacob paraît, voilée ; elle appelle Ledoux et lui parle bas.

DESGRAVIERS.

Voici du nouveau ; comment ! il ferait la cour, même à la sorcière ?

LEDOUX, à madame Jacob.

C’est entendu.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

DESGRAVIERS, MADAME JACOB, voilée

 

DESGRAVIERS, à part.

Oh ! oh ! voilée ! c’est unique comme ces femmes-là savent employer jusqu’au plus petit moyen de charlatanisme.

MADAME JACOB, grossissant sa voix.

Que voulez-vous ?

DESGRAVIERS.

Ce que je veux, madame ?

À part.

C’est fort singulier, cette femme m’inspire un certain je ne sais quoi qui m’étonne.

Haut.

Je venais, madame, plein d’admiration pour vos talents que j’entends vanter de tous les côtés où je porte mes pas... qui se sont enfin tournés vers votre demeure, parce que je suis curieux de savoir comment... et par quelle aventure... dans une circonstance aussi bizarre...

MADAME JACOB.

Vous vous troublez ?

DESGRAVIERS.

C’est qu’aussi, madame, on ne s’attend pas... Dites-moi un peu, madame, recevez-vous toutes les personnes qui viennent vous consulter avec un voile ?

MADAME JACOB.

Non.

DESGRAVIERS, fort troublé.

Bien sensible à la préférence.

Cherchant à se remettre.

Madame, un mauvais sujet que vous connaissez, un nommé Lecoq, fait la cour aux femmes de deux de mes amis ; on dit même que toutes deux ont donné ce matin ici, chez vous, un rendez-vous à monsieur Lecoq.

MADAME JACOB.

Eh bien ?

DESGRAVIERS.

Eh bien ! madame, mes deux amis sont fort inquiets.

MADAME JACOB.

Eh bien ! monsieur, vos deux amis sont des sots.

DESGRAVIERS.

Ils en ont peur.

MADAME JACOB.

Ils ont tort d’avoir peur.

DESGRAVIERS.

C’est-à-dire que leur fait est sûr.

MADAME JACOB.

Au contraire, et leurs femmes sont vertueuses.

DESGRAVIERS.

En vérité ? Cependant...

MADAME JACOB.

Cependant, vous qui vous mêlez si charitablement des ménages des autres, n’avez-vous pas été marié ?

DESGRAVIERS.

Moi, madame ?

À part.

Que diable veut dire cette question ?

Haut.

Oui, je l’ai été, et plus d’une fois, malheureusement.

MADAME JACOB.

Vos deux premières femmes...

DESGRAVIERS.

D’où savez-vous ?

MADAME JACOB.

Vos deux premières femmes...

DESGRAVIERS.

M’avaient trompé, et ne sont plus... Mais vous cherchez à détourner...

MADAME JACOB.

La troisième ?

DESGRAVIERS.

Eh bien ! madame, la troisième !

À part.

Quelle est donc cette femme qui paraît si instruite et qui m’interroge ?...

MADAME JACOB.

Pourquoi vous en êtes-vous séparé ?

DESGRAVIERS.

Pourquoi ?... Mais ce n’est pas pour ce motif que je viens...

MADAME JACOB.

Répondez.

DESGRAVIERS.

Eh bien ! madame, elle m’avait trompé comme les autres.

MADAME JACOB.

En avez-vous eu la preuve ?

DESGRAVIERS.

La preuve ! Mais encore une fois ce n’est pas là... Je viens chez vous pour mes amis, et voilà que vous me parlez de mes propres chagrins.

MADAME JACOB.

En avez-vous eu la preuve ?

DESGRAVIERS.

Oui, madame, j’en ai eu la preuve, une lettre d’amour signée de deux lettres initiales.

MADAME JACOB.

Cette lettre était d’une femme.

DESGRAVIERS.

Quelle femme ?

MADAME JACOB.

Joséphine Mercour, son amie.

DESGRAVIERS.

Qui depuis épousa le jeune Valmont.

MADAME JACOB.

Élève de votre ami Bazin, qui gagna un procès jugé par votre ami Duparc, et auquel alors mademoiselle Mercour n’osait écrire que sous l’adresse de votre femme.

DESGRAVIERS, examinant attentivement madame Jacob.

Et quel motif empêcha qu’on ne me mît dans la confidence ?

MADAME JACOB.

Votre indiscrétion.

DESGRAVIERS, fort inquiet.

Et qui a pu vous révéler... ?

MADAME JACOB.

Mon art.

DESGRAVIERS, examinant toujours.

Qui êtes-vous donc ?

MADAME JACOB, se dévoilant.

Votre femme.

DESGRAVIERS.

Ah ! mon Dieu ! c’est elle. Innocente... j’aime à le croire. Ah ! pardonne.

MADAME JACOB.

Il n’est plus temps.

 

 

Scène IX

 

DESGRAVIERS, MADAME JACOB, LEDOUX

 

LEDOUX.

Le notaire de madame est là qui voudrait lui parler ; il dit que le contrat de mariage est prêt.

DESGRAVIERS.

Le contrat de mariage !

LEDOUX.

Eh ! oui, de madame et de M. Lecoq ; ce n’est plus un mystère.

DESGRAVIERS.

Mais cela ne se peut pas. Vous êtes ma femme, je suis votre mari.

MADAME JACOB.

Humeur incompatible[4]. J’ai tout prévu ; la procédure est en règle.

DESGRAVIERS.

Mais il aime madame Bazin, il aime madame Duparc.

MADAME JACOB.

C’est un jeu. J’ai tout conduit pour guérir l’un de sa jalousie, et l’autre de son excessif amour-propre.

DESGRAVIERS.

Mais permettez... Écoutez... Madame Desgraviers, quelle leçon ! Ah ! si jamais j’oublie celle-là.

MADAME JACOB.

Je souhaite qu’elle vous profite, si jamais vous faites choix d’une quatrième épouse.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

DESGRAVIERS, seul

 

Je reste confondu, anéanti ; de trois femmes j’en retrouve une... innocente... à ce qu’il paraît, et elle serait sur le point d’en épouser un autre !

 

 

Scène XI

 

DESGRAVIERS, DUPARC, BAZIN

 

BAZIN.

Non laissez-moi ; ne me retenez pas. Je veux la voir cette madame Jacob.

DUPARC.

Mais écoutez donc un peu de sang froid. On n’est pas de cet emportement... Modérez-vous.

BAZIN.

Que je me modère ! Quoi ! me préférer ce monsieur Lecoq ! L’indigne !

DUPARC.

Ah ! mon Dieu ! ce que c’est que la jalousie ! Tenez, voilà Desgraviers, il vous instruira...

BAZIN.

C’est vous, mon ami ? eh bien ! où en sommes-nous ! Où en êtes-vous ? Qu’avez-vous appris ?

DESGRAVIERS.

J’en suis, mes chers amis, j’en suis... Ah ! j’étais loin de m’attendre à ce qui vient de m’arriver.

DUPARC.

Ah ! bon Dieu ! qu’avez-vous donc ?

BAZIN.

Vous redoublez mon inquiétude !

DESGRAVIERS, d’un ton dolent.

Non, mes chers amis, ne vous inquiétez pas, ne vous attristez pas ; tout va le mieux du monde pour vous, et vous êtes trop heureux !

DUPARC.

Mais vous nous annoncez notre bonheur d’un ton bien douloureux !

DESGRAVIERS.

Ah ! c’est que vous ne savez pas, vous ne pouvez pas vous douter... Mais, avant tout, de grâce, répondez-moi. Vous connaissez le jeune Valmont ?

BAZIN.

C’est un de mes élèves, un très joli sujet ; mais c’est ma femme dont il me faut parler.

DESGRAVIERS.

Ce jeune Valmont, mon cher Duparc, n’a-t-il pas gagné un procès, il y a un an ?

DUPARC.

Oui, un procès qui l’obligeait à se cacher, et dont le succès décida son mariage. Mais, de grâce... M. Lecoq ?

DESGRAVIERS.

Ainsi les amours de ce Valmont étaient donc bien secrets ?

BAZIN.

Eh ! oui, très secrets ; mais, de grâce...

DESGRAVIERS.

Et n’y a-t-il pas eu une lettre interceptée...

BAZIN.

Qui, dit-on, fit le malheur d’une de ses amies, parce qu’il y avait un mari brutal... Mais quel rapport ce Valmont peut-il avoir avec ma femme, avec la sienne ?

DESGRAVIERS.

Un mari brutal ! Voilà ce que c’est, elle est innocente, et ce n’est que moi que je puis accuser de mon malheur.

BAZIN.

Ah çà ! perdez-vous la tête, mon voisin ? ou vous moquez-vous de nous ?

DESGRAVIERS.

Encore une fois, mes chers voisins, tranquillisez-vous. Vos femmes sont la vertu même, tout est éclairci.

DUPARC.

Le fait est que nos femmes sont ici, ou vont arriver.

BAZIN.

Que Lecoq y est déjà, qu’on la vu entrer.

DESGRAVIERS.

Et moi, je vous soutiens que tout est un jeu. Ces rendez-vous, ces surprises, et jusqu’à ce journal... et si M. Lecoq est aimé, ce n’est ni de votre femme, ni de la vôtre.

BAZIN.

Allez-vous-en au diable, avec vos contes !

DUPARC.

Êtes-vous d’intelligence avec nos ennemis ?

DESGRAVIERS.

Doucement donc, doucement. Comme vous criez !

 

 

Scène XII

 

DESGRAVIERS, DUPARC, BAZIN, MADAME JACOB

 

MADAME JACOB.

D’où vient donc tout ce bruit ? Est-ce vous, M. Desgraviers, qui vous permettez encore d’exciter ces messieurs ?

DESGRAVIERS.

Qui ? moi, madame ! bien au contraire.

BAZIN.

Ah ! vous voilà, madame ?

DUPARC.

Osez-vous bien paraître devant nous ?

BAZIN.

Vous qui favorisez des désordres.

DUPARC.

Qui vous prêtez à des manœuvres...

BAZIN.

Officieuse amie !

DUPARC.

Complaisante enchanteresse !

DESGRAVIERS.

Messieurs, cessez, je vous prie, ces insolents propos ; du respect pour madame.

DUPARC.

Du respect ? Et quel intérêt si puissant vous parle en sa faveur !

BAZIN.

Quelle est donc cette femme pour laquelle vous abandonnez vos amis ?

DESGRAVIERS.

Ce qu’elle est ? Ma femme, puisqu’il faut vous le dire.

À madame Jacob.

N’est-ce pas que tu es ma femme, que tu resteras ma femme, que ton mariage avec Lecoq n’est qu’une plaisanterie ? Oui, messieurs, ma femme, celle dont je m’étais séparé sur des apparences trompeuses ; car j’avais tort, et vous venez de me le prouver. Enfin, elle est ma femme.

 

 

Scène XIII

 

DESGRAVIERS, DUPARC, BAZIN, MADAME JACOB, MADAME BAZIN et MADAME DUPARC, sortant du pavillon

 

MADAME BAZIN.

Et voici la vôtre.

MADAME DUPARC.

Et voici la vôtre.

MADAME BAZIN.

Hier, outrée de votre indifférence ; aujourd’hui, indignée que vous ayez pu la croire capable de quelque sentiment de préférence pour un fat ridicule ; car elle doit vous l’avouer, ce journal, écrit sous la dictée d’une amie bien adroite, n’était fait que pour vous effrayer.

MADAME DUPARC.

Hier, outrée de vos injustes soupçons, bien sincère dans les témoignages d’affection qu’elle vous a prodigués, et n’ayant accepté, comme madame Bazin, le rendez-vous chez madame Jacob que dans l’espoir de Vous y amener.

DUPARC, confus.

Bazin, mon ami, c’est assez vraisemblable, au moins.

BAZIN, de même.

Nous n’avons qu’un parti.

DESGRAVIERS.

Un seul ; implorer, mériter notre pardon.

 

 

Scène XIV

 

DESGRAVIERS, DUPARC, BAZIN, LEDOUX, MADAME JACOB, MADAME BAZIN, MADAME DUPARC

 

LEDOUX.

Voilà monsieur Lecoq qui descend de voiture avec un dessert complet.

MADAME JACOB.

Eh vite ! tous les trois à votre tour dans le pavillon.

DUPARC.

Mais pourquoi ?

BAZIN.

Comment ?

DESGRAVIERS.

Il faudrait...

MADAME JACOB.

Obéir quand vos femmes commandent.

Ils entrent tous les trois dans le pavillon.

 

 

Scène XV

 

MADAME JACOB, MADAME DUPARC, MADAME BAZIN, LECOQ

 

LECOQ, parlant de la coulisse.

C’est bien, très bien. Faites ouvrir les portes du salon. Mille pardons, mes belles dames, de vous avoir fait attendre.

MADAME JACOB.

Enchantée de vous voir ; mais nous voici dans un grand embarras ; depuis que vous m’avez quittée, il m’est survenu trois parents de province, qu’il m’est impossible de ne pas garder à dîner.

LECOQ.

Trois parents ? Ah ! diable, c’est gênant, moi qui me flattais d’être seul avec vous.

MADAME JACOB.

Que voulez-vous ? il faut bien prendre son parti.

LECOQ.

Ah ! sans doute. De province, dites-vous ? Trois nigauds, trois imbéciles ; nous nous amuserons à leurs dépens.

MADAME JACOB.

C’est cela ; je cours les chercher et vous les présenter.

Elle va au pavillon et amène les trois maris.

LECOQ, à madame Duparc.

C’est que personne ne s’entend comme moi à mystifier un provincial ; vous allez voir.

Il se retourne du côté de madame Bazin, et aperçoit Bazin.

Ciel ! un mari !

Il se retourne du côté de madame Duparc, et aperçoit Duparc.

Et l’autre !

MADAME JACOB, présentant M. Desgraviers.

Et le troisième.

BAZIN.

Ah ! monsieur Lecoq, nous vous avons bien des obligations ; sans vous je restais orgueilleux, indifférent.

DUPARC.

Moi, jaloux.

DESGRAVIERS.

Je ne retrouvais pas ma femme.

BAZIN.

Achevez votre ouvrage.

DESGRAVIERS.

Parlez pour nous.

DUPARC.

Aidez-nous à obtenir notre pardon.

MADAME BAZIN, à son mari.

Ayez autant d’amour, de soins, d’attentions que vous croyez pouvoir en exiger de moi.

MADAME DUPARC, à son mari.

De la franchise, de la confiance.

MADAME JACOB.

Et ces dames vous pardonnent comme je pardonne à mon cher Desgraviers.

À Lecoq.

C’est pour le coup que vous dînez avec nous.

LECOQ.

Je le voudrais, j’en serais enchanté ; mais je me rappelle à l’instant une affaire... Pas possible... Au désespoir... Votre très humble serviteur.

Il sort.

MADAME JACOB.

Profitez de la leçon, messieurs ; et souvenez-vous bien que la vertu des femmes dépend presque toujours de la conduite des maris.


[1] Il y a une grande différence entre la situation des petits bourgeois de plusieurs de mes comédies, et celle des personnages chez lesquels Molière place la scène. J’en fais la remarque dans une autre préface ; mais je crois que, comme observation générale, ce que je dis ici n’en est pas moins juste.

[2] Cette tirade est la copie exacte d’une annonce imprimée que faisait distribuer une sorcière en vogue, au moment où la pièce fut jouée.

[3] À l’époque où je donnai la pièce, le calendrier républicain était encore en vigueur, et on ne se mariait que les jours de décade.

[4] Au moment où l’on donna la pièce, le divorce était admis, et l’on y pouvait parvenir, pour incompatibilité d’humeur.

PDF